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mon élève à dire : Nous étions quatre, Dieu, mon ami, mon gouverneur et moi.

XXVII.

L’ignorance et l’incuriosité sont deux oreillers fort doux ; mais pour les trouver tels, il faut avoir la tête aussi bien faite que Montaigne[1].

XXVIII.

Les esprits bouillants, les imaginations ardentes ne s’accommodent pas de l’indolence du sceptique. Ils aiment mieux hasarder un choix que de n’en faire aucun ; se tromper que de vivre incertains : soit qu’ils se méfient de leurs bras, soit qu’ils craignent la profondeur des eaux, on les voit toujours suspendus à des branches dont ils sentent toute la faiblesse, et auxquelles ils aiment mieux demeurer accrochés que de s’abandonner au torrent. Ils assurent tout, bien qu’ils n’aient rien soigneusement examiné : ils ne doutent de rien, parce qu’ils n’en ont ni la patience ni le courage. Sujets à des lueurs qui les décident, si par hasard ils rencontrent la vérité, ce n’est point à tâtons, c’est brusquement, et comme par révélation. Ils sont, entre les dogmatiques, ce qu’on appelle les illuminés chez le peuple dévot. J’ai vu des individus de cette espèce inquiète qui ne concevaient pas comment on pouvait allier la tranquillité d’esprit avec l’indécision. « Le moyen de vivre heureux sans savoir qui l’on est, d’où l’on vient, où l’on va, pourquoi l’on est venu ! » Je me pique d’ignorer tout cela, sans en être plus malheureux, répondait froidement le sceptique : ce n’est point ma faute si j’ai trouvé ma raison muette quand je l’ai questionnée sur mon état. Toute ma vie j’ignorerai, sans chagrin, ce qu’il m’est impossible de savoir. Pourquoi regretterais-je des connaissances que je n’ai pu me procurer, et qui, sans doute, ne me sont pas fort nécessaires, puisque j’en suis privé ? J’aimerais autant, a dit un des premiers génies de notre siècle[2],

  1. « Oh ! que c’est un doulx et mol chevet, et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à reposer une teste bien faicte. » Essais, liv. III, ch. xiii.
  2. Voltaire. Il n’y a jamais eu sympathie bien vive entre Voltaire et Diderot. Peut-être en trouverait-on une première raison dans ce mot restrictif d’un débutant : un des premiers génies de notre siècle. Voltaire, a dû se demander, comme certain chanteur : quels sont donc les autres ?