Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/215

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qui sont assez désavantageux à quelques chrétiens de son temps, pour qu’ils se sentissent de l’attention singulière que les Pères de l’Église ont eue de supprimer les ouvrages de leurs ennemis. C’est apparemment de ses prédécesseurs que saint Grégoire le Grand avait hérité le zèle barbare qui l’anima contre les lettres et les arts. S’il n’eût tenu qu’à ce pontife, nous serions dans le cas des mahométans, qui en sont réduits pour toute lecture à celle de leur Alcoran. Car, quel eût été le sort des anciens écrivains, entre les mains d’un homme qui solécisait par principe de religion ; qui s’imaginait qu’observer les règles de la grammaire, c’était soumettre Jésus-Christ à Donat[1], et qui se crut obligé en conscience de combler les ruines de l’antiquité ?

XLV.

Cependant, la divinité des Écritures n’est point un caractère si clairement empreint en elles, que l’autorité des historiens sacrés soit absolument indépendante du témoignage des auteurs profanes. Où en serions-nous, s’il fallait reconnaître le doigt de Dieu dans la forme de notre Bible ! Combien la version latine n’est-elle pas misérable ? Les originaux mêmes ne sont pas des chefs-d’œuvre de composition. Les prophètes, les apôtres et les évangélistes ont écrit comme ils y entendaient. S’il nous était permis de regarder l’histoire du peuple hébreu comme une simple production de l’esprit humain, Moïse et ses continuateurs ne l’emporteraient pas sur Tite-Live, Salluste, César et Josèphe, tous gens qu’on ne soupçonne pas assurément d’avoir écrit par inspiration. Ne préfère-t-on pas même le jésuite Berruyer à Moïse ? On conserve dans nos églises des tableaux qu’on nous assure avoir été peints par des anges et par la Divinité même : si ces morceaux étaient sortis de la main de Le Sueur ou de Le Brun, que pourrais-je opposer à cette tradition immémoriale ? Rien du tout, peut-être. Mais quand j’observe ces célestes ouvrages, et que je vois à chaque pas les règles de la peinture violées dans le dessin et dans l’exécution, le vrai de l’art abandonné partout, ne pouvant supposer que l’ouvrier

  1. Grammairien latin qui jouit du monopole de l’enseignement classique jusqu’au xviie siècle. Le Donat est un des premiers livres qui aient été imprimés.