Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/430

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cet écrivain célèbre par le Diable boiteux, le Bachelier de Salamanque, Gil Blas de Santillane, Tarcaret, un grand nombre de pièces de théâtre et d’opéra-comiques, par son fils, l’inimitable Montmeny[1], M. Le Sage, était devenu si sourd dans sa vieillesse, qu’il fallait, pour s’en faire entendre, mettre la bouche sur son cornet, et crier de toute sa force. Cependant il allait à la représentation de ses pièces : il n’en perdait presque pas un mot ; il disait même qu’il n’avait jamais mieux jugé ni du jeu, ni de ses pièces, que depuis qu’il n’entendait plus les acteurs ; et je me suis assuré par l’expérience qu’il disait vrai.

Sur quelque étude du langage par gestes, il m’a donc paru que la bonne construction exigeait qu’on présentât d’abord l’idée principale, parce que cette idée manifestée, répandait du jour sur les autres, en indiquant à quoi les gestes devaient être rapportés. Quand le sujet d’une proposition oratoire ou gesticulée n’est pas annoncé, l’application des autres signes reste suspendue. C’est ce qui arrive à tout moment dans les phrases grecques et latines ; et jamais dans les phrases gesticulées, lorsqu’elles sont bien construites.

Je suis à table avec un sourd et muet de naissance. Il veut commander à son laquais de me verser à boire. Il avertit d’abord son laquais. Il me regarde ensuite ; puis il imite du bras et de la main droite les mouvements d’un homme qui verse à boire. Il est presque indifférent, dans cette phrase, lequel des deux derniers signes suive ou précède l’autre. Le muet peut, après avoir averti le laquais, ou placer le signe qui désigne la chose ordonnée, ou celui qui dénote la personne à qui le message s’adresse ; mais le lieu du premier geste est fixé. Il n’y a qu’un muet sans logique qui puisse le déplacer. Cette transposition serait presque aussi ridicule, que l’inadvertance d’un homme qui parlerait sans qu’on sût bien à qui son discours s’adresse. Quant à l’arrangement des deux autres gestes, c’est peut-être moins une affaire de justesse que de goût, de fantaisie, de convenance, d’harmonie, d’agrément et de style. En général, plus une phrase renfermera d’idées, et plus il y aura d’arrangements possibles de gestes ou d’autres signes ; plus il y aura de

  1. Le Sage, d’abord irrité du choix de ce métier d’acteur, se réconcilia avec son fils lorsqu’il le vit acquérir de la gloire par son talent. Louis-André de Montmeny jouait les rôles sérieux et ceux de paysan. Il mourut jeune.