Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/445

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taient, les eaux gonflées de cadavres, et le cours des fleuves comme suspendu par cette digue ? Qui est-ce qui voit la masse des eaux et des cadavres s’affaisser et descendre vers les mers à la seconde syllabe du même mot ? l’effroi des mers est montré à tout lecteur dans épouvantées ; mais la prononciation emphatique de sa troisième syllabe me découvre encore leur vaste étendue. Le poëte dit :


Soupire, étend les bras, ferme l’œil et s’endort.

Boileau, Lutrin, chant ii, vers 164 et dernier.


Tous s’écrient : Que cela est beau ! Mais celui qui s’assure du nombre des syllabes d’un vers par ses doigts, sentira-t-il combien il est heureux pour un poëte qui a le soupir à peindre, d’avoir dans sa langue un mot dont la première syllabe est sourde, la seconde ténue, et la dernière muette ? On lit étend les bras, mais on ne soupçonne guère la longueur et la lassitude des bras d’être représentées dans ce monosyllabe pluriel ; ces bras étendus retombent si doucement avec le premier hémistiche du vers, que presque personne ne s’en aperçoit, non plus que du mouvement subit de la paupière dans ferme l’œil, et du passage imperceptible de la veille au sommeil dans la chute du second hémistiche ferme l’œil et s’endort.

L’homme de goût remarquera sans doute que le poëte a quatre actions à peindre, et que son vers est divisé en quatre membres ; que les deux dernières actions sont si voisines l’une de l’autre, qu’on ne discerne presque point d’intervalles entre elles ; et que, des quatre membres du vers, les deux derniers, unis par une conjonction et par la vitesse de la prosodie de l’avant-dernier, sont aussi presque indivisibles ; que chacune de ces actions prend, de la durée totale du vers, la quantité qui lui convient par la nature ; et qu’en les renfermant toutes quatre dans un seul vers, le poëte a satisfait à la promptitude avec laquelle elles ont coutume de se succéder. Voilà, monsieur, un de ces problèmes que le génie poétique résout sans se les proposer. Mais cette solution est-elle à la portée de tous les lecteurs ? Non, monsieur, non ; aussi je m’attends bien que ceux qui n’ont pas saisi d’eux-mêmes ces hiéroglyphes en lisant le vers de Despréaux (et ils seront en grand nombre) riront de