Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/60

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l’empêcher de manger ce fruit : « Mais quel diable de mal veux-tu que cela me fasse ? » Il le mangea, appuya son coude sur la table pour manger quelques cerises en compote, toussa légèrement. Ma mère lui fit une question ; comme il gardait le silence, elle leva la tête, le regarda, il n’était plus. Son enterrement n’a éprouvé que de légères difficultés. Le curé de Saint-Roch lui envoya un prêtre pour le veiller ; il mit plutôt de la pompe que de la simplicité dans cette affreuse cérémonie. Il a été inhumé dans la chapelle de la Vierge à Saint-Roch[1].

Mon père croyait qu’il était sage d’ouvrir ceux qui n’étaient plus ; il croyait cette opération utile aux vivants, il me l’avait plus d’une fois demandé ; il l’a donc été. La tête était aussi parfaite, aussi bien conservée que celle d’un homme de vingt ans. Un des poumons était plein d’eau ; son cœur les deux tiers plus gros que celui des autres personnes. Il avait la vésicule du fiel entièrement sèche, il n’y avait plus de matière bilieuse ; mais elle contenait vingt-une pierres dont la moindre était grosse comme une noisette. Ces détails existent par écrit, mais je n’ai pu me déterminer à lire cet horrible procès-verbal.

Ma mère a habité son nouveau logement jusqu’à l’instant où elle a pu en trouver un autre ; et c’est encore un bienfait de l’Impératrice qui lui paye une pension pour cet objet.

Mon grand-père a eu quatre enfants. Une fille qui s’est faite religieuse malgré sa famille. Son ordre permettait une fois l’année à ses parents de la voir. Mon père y fut ; elle lui parla avec tant de chaleur, d’enthousiasme et d’éloquence qu’il revint persuadé que sa tête était altérée ; en effet elle est morte folle.

Une seconde fille, pleine de bonté, de tendresse pour son père qu’elle n’a jamais quitté, pour ses deux frères qu’elle chérissait également, mais d’une religion si austère qu’elle n’a point connu de plus violent chagrin que la passion de son frère pour les lettres, et qu’elle donnerait sa vie de bon cœur pour anéantir ses ouvrages.

Mon oncle a fait ainsi que mon père ses études aux Jésuites. Violent, vif, plein de connaissances théologiques, il mit à la rigueur cette maxime de l’Apôtre : Hors l’Église point de salut. Il s’est brouillé avec mon père parce qu’il n’était pas chrétien, avec ma mère parce qu’elle était sa femme ; il n’a jamais voulu me voir parce que j’étais sa fille ; il n’a jamais voulu embrasser mes enfants parce qu’ils étaient

  1. Voir la note II, à la suite de ces Mémoires.