Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/292

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— Prince, reprit Ricaric, la véritable éloquence n’est autre chose que l’art de parler d’une manière noble, et tout ensemble agréable et persuasive.

— Ajoutez, et sensée, continua le sultan ; et jugez d’après ce principe votre ami Lambadago. Avec tout le respect que je dois à l’éloquence moderne, ce n’est qu’un faux déclamateur.

— Mais, prince, repartit Ricaric, sans m’écarter de celui que je dois à votre Hautesse, me permettra-t-elle…

— Ce que je vous permets, reprit vivement Mangogul, c’est de respecter le bon sens avant Ma Hautesse et de m’apprendre nettement si un homme éloquent peut jamais être dispensé d’en montrer.

— Non, prince, » répondit Ricaric.

Et il allait enfiler une longue tirade d’autorités et citer tous les rhéteurs de l’Afrique, des Arabies et de la Chine, pour démontrer la chose du monde la plus incontestable, lorsqu’il fut interrompu par Sélim.

« Tous vos auteurs, lui dit le courtisan, ne prouveront jamais que Lambadago ne soit un harangueur très-maladroit et fort indécent. Passez-moi ces expressions, ajouta-t-il, monsieur Ricaric. Je vous honore singulièrement ; mais, en vérité, la prévention de confraternité mise à part, n’avouerez-vous pas avec nous, que le sultan régnant, juste, aimable, bienfaisant, grand guerrier n’a pas besoin des échasses de vos rhéteurs pour être aussi grand que ses ancêtres ; et qu’un fils qu’on élève en déprimant son père et son aïeul serait bien ridiculement vain s’il ne sentait pas qu’en l’embellissant d’une main on le défigure de l’autre ? Pour prouver que Mangogul est d’une taille aussi avantageuse qu’aucun de ses prédécesseurs, à votre avis, est-il nécessaire d’abattre la tête aux statues d’Erguebzed et de Kanoglou ?

— Monsieur Ricaric, reprit Mirzoza, Sélim a raison. Laissons à chacun ce qui lui appartient, et ne faisons pas soupçonner au public que nos éloges sont des espèces de filouteries à la mémoire de nos pères : dites cela de ma part en pleine académie à la prochaine séance.

— Il y a trop longtemps, reprit Sélim, qu’on est monté sur ce ton pour espérer quelque fruit de cet avis.

— Je crois, monsieur, que vous vous trompez, répondit