Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, IV.djvu/319

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« — Eh ! pourquoi non ?

« — Mais songez donc, madame, qu’un homme qui aime prétend l’être, et l’être tout seul. Vous avez trop de jugement pour vous assujettir aux jalousies, aux caprices d’un amant tendre et fidèle. Rien n’est si fatigant que ces gens-là. Ne voir qu’eux, n’aimer qu’eux, ne rêver qu’eux ; n’avoir de l’esprit, de l’enjouement, des charmes que pour eux ; cela ne vous convient certainement pas. Il ferait beau voir que vous vous enfournassiez dans une belle passion, et que vous allassiez vous donner tous les travers d’une petite bourgeoise !

« — Mais il me semble, Amisadar, que tu as raison. Je crois qu’en effet il ne nous siérait pas de filer des amours. Changeons donc, puisqu’il faut changer. Aussi bien, je ne vois pas que ces femmes tendres qu’on nous propose pour modèles soient plus heureuses que les autres ?

« — Qui vous a dit cela, madame ?

« — Personne ; mais cela se pressent.

« — Méfiez-vous de ces pressentiments. Une femme tendre fait son bonheur, fait le bonheur de son amant ; mais ce rôle-là ne va pas à toutes les femmes.

« — Ma foi, mon cher, il ne va à personne, et toutes s’en trouvent mal. Quel avantage y aurait-il à s’attacher ?

« — Mille. Une femme qui s’attache conservera sa réputation, sera souverainement estimée de celui qu’elle aime ; et vous ne sauriez croire combien l’amour doit à l’estime.

« — Je n’entends rien à ces propos : tu brouilles tout, la réputation, l’amour, l’estime, et je ne sais quoi encore. Ne dirait-on pas que l’inconstance doive déshonorer ! Comment ! je prends un homme ; je m’en trouve mal : j’en prends un autre qui ne me convient pas : je change celui-ci pour un troisième qui ne me convient pas davantage ; et pour avoir eu le guignon de rencontrer mal une vingtaine de fois, au lieu de me plaindre, tu veux…

« — Je veux, madame, qu’une femme qui s’est trompée dans un premier choix n’en fasse pas un second, de peur de se tromper encore, et d’aller d’erreur en erreur.

« — Ah ! quelle morale ! Il me semble, mon cher, que tu m’en prêchais une autre tout à l’heure. Pourrait-on savoir comment il faudrait, à votre goût, qu’une femme fût faite ?