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Mme  de Prunevaux. Nous n’en supprimons que le milieu, parce que c’est, à quelques mots près, le texte même des Deux amis ; mais le début et la fin forment un piquant complément au Voyage à Bourbonne. La querelle à peine éteinte de Diderot et de Falconet sur la « belle petite folie de la postérité » fournit à Mme  de Prunevaux des arguments tout à fait spirituels et dignes de son sexe ; plus loin la bonhomie du philosophe se montre à nous dans tout son charme ; enfin l’aventure du curé de Ravennes-Fontaine est de celles dont les honnêtes gens d’alors faisaient volontiers des « ris à mourir ».


Ce 5 septembre 1770.

Je suis donc charmante ? J’écris à merveille ? Cela peut être jusqu’à un certain point, mais l’exagération étant l’effet d’un sentiment quelconque, je vous en remercie toujours comme d’une vérité. Vos louanges peuvent m’encourager à continuer, mais l’amusement m’entraîne ; je ne puis m’empêcher de vous raconter un fait qui a troublé mon âme pour plus d’un jour ; partagez avec moi, mon petit frère, son indignation et son attendrissement. Si par hasard la voiture historique est celle que vous avez choisie pour aller à l’immortalité, je trouve du plaisir à vous procurer des matériaux. Mais avant de vous raconter ce que nous avons recueilli de nouveau, il faut, mon petit frère, que je vous dise mon petit mot sur votre belle petite folie de la postérité. Premièrement, qu’est-ce que la postérité ? ce n’est rien ni pour vous ni pour elle et pour que ce soit un jour, ce n’est pas grand’chose ; je ferais fort peu de cas de celui qui m’opposerait cette rivale à naître ; je veux qu’on me donne beaucoup de temps, à moi qui suis un être réel, et ce fantôme-là ne me laisse que des rognures. Point de rognures. Tout ou rien. Secondement, sacrifier son bonheur présent et celui de ceux qui sont, à ceux qui ne sont point, me paraît d’une tête folle et, qui pis est, d’un mauvais cœur ; et puis ces morts qu’on loue beaucoup, qui font caqueter autour de leurs cendres des fous, des sages, des savants, des ignorants, des gens sensés en petit nombre, force impertinents, ne m’en semblent pas habiter une demeure plus gaie. Si par malheur pour eux ils avaient encore leurs oreilles, ils entendraient, comme de leur vivant, mille sots propos pour un bon. Soyez sûr, cher petit frère, que l’avenir sera tout aussi bête que le présent et vaut encore moins qu’on fasse quelque chose pour lui. Sur ce, je m’en tiens à la morale d’un grand roi, qui avait à lui seul sept cents femmes, sans oser pourtant vous prescrire d’être aussi grand et aussi sage que lui ; il n’appartient pas à tout le monde d’imiter Salomon, et je connais de fort honnêtes gens qui se contenteraient de la sept centième partie de sa félicité, et puis j’en reviens à notre dernière aventure.....

Vous voyez, petit frère, que la grandeur d’âme et les hautes qualités sont de toutes conditions et de tout pays, que tel meurt obscur à qui il n’a manqué qu’un théâtre pour être admiré, et qu’il ne faut pas aller jusque chez les Iroquois pour trouver deux amis.

Celui qui se mitonne pour maman ou pour moi dans Bourbonne devient bien leste. Il sort à présent, il vient passer des six soirées auprès de nous. Nous som-