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pû mieux faire, il s’érige en censeur ridicule de ses ouvrages. Quoi, peut-on lui répondre, vous ne connoissez le monde que depuis trois jours, & vous y trouvez à redire ! Attendez à le connoître davantage, & considérez-y sur-tout les parties qui présentent un tout complet, tels que sont les corps organiques, & vous y trouverez un artifice & une beauté bien supérieure à votre imagination. Le défaut est dans quelque partie du tout, je n’en disconviens pas : mais pour juger d’un ouvrage, n’est-ce pas le tout qu’il faut envisager ? Il y a dans l’iliade quelques vers imparfaits & informes, en est-elle moins un chef-d’œuvre de l’art ? C’est la totalité, c’est l’ensemble, pour ainsi dire, qui décide de la perfection ou de l’imperfection. Or l’univers considéré dans cette généralité vaste, est de tous les possibles le plus régulier. Cette totalité dont je parle, n’est pas un effet, comme on pourroit se l’imaginer ; c’est l’amas seul des êtres & des révolutions que renferme le globe qui me porte : l’univers n’est pas restreint à de si courtes limites. Dès qu’on veut s’en former une notion philosophique, il faut porter ses regards plus haut & plus loin ; mes sens ne voient distinctement qu’une foible portion de la terre ; & la terre elle-même n’est qu’une des planetes de notre soleil, qui à son tour n’est que le centre d’un tourbillon particulier, chaque étoile fixe ayant le même avantage que lui. Quiconque envisage l’univers sous une image plus retrécie, ne connoit rien à l’œuvre de Dieu ; il est comme un enfant qui croit tout renfermé dans le petit berceau où ses yeux commencent à s’ouvrir. L’homme qui pense met sa raison à la place de ses yeux ; où ses regards ne pénetrent pas, son esprit y est. Il se promene dans cette étendue immense, pour revenir après avec humiliation & surprise sur son propre néant, & pour admirer l’auteur dont l’inépuisable fécondité a enfanté cet univers, & a varié la pompe des ornemens que la nature y étale.

Quelqu’un dira peut-être qu’il est impossible de produire le meilleur, parce qu’il n’y a point de créature, pour si parfaite qu’on la suppose, qu’on ne puisse toujours en produire une qui le soit davantage. Je réponds que ce qui peut se dire d’une créature ou d’une substance particuliere qui peut toujours être surpassée par une autre, ne doit pas être appliqué à l’univers, lequel se devant étendre dans toute l’éternité future, est en quelque façon infini. Il ne s’agit donc pas d’une créature, mais de l’univers entier ; & l’adversaire sera obligé de soutenir qu’un univers possible peut être meilleur que l’autre à l’infini : mais c’est ce qu’il ne pourra jamais prouver. Si cette opinion étoit véritable, Dieu n’en auroit produit aucun, car il est incapable d’agir sans raison ; & ce seroit même agir contre la raison. C’est comme si l’on s’imaginoit que Dieu eût imaginé de faire une sphere matérielle, sans qu’il y eut aucune raison de la faire d’une telle grandeur. Ce decret seroit inutile ; il porteroit avec lui ce qui en empecheroit l’effet.

Mais si Dieu produit toujours le meilleur, il produira d’autres dieux ; autrement chaque substance qu’il produiroit ne seroit point la meilleure ni la plus parfaite. Mais on se trompe faute de considérer l’ordre & la liaison des choses. Si chaque substance prise à part étoit parfaite, elles seroient toutes semblables : ce qui n’est point convenable ni possible. Si c’étoit des dieux, il n’auroit pas été possible de les produire. Le meilleur système des choses ne contiendra donc point de dieux ; il sera toujours un système de corps, c’est-à-dire, de choses rangées selon les lieux & les tems, & d’ames qui les régissent & les gouvernent. Il est aisé de concevoir qu’une structure de l’univers peut être la meilleure

de toutes, sans qu’il devienne un dieu. La liaison & l’ordre des choses fait que le corps de tout animal & de toute plante vient d’autres animaux & d’autres plantes. Un corps sert à l’autre ; ainsi leur perfection ne sauroit être égale. Tout le monde conviendra sans doute qu’un monde qui rassemble le matériel & le spirituel tout ensemble, est beaucoup plus parfait que s’il ne renfermoit que des esprits dégagés de toute matiere. L’un n’empêche point l’autre : c’est une perfection de plus. Or voudroit-on, pour la perfection de ce monde, que tous les corps y fussent d’une égale beauté ? Le monde peut être comparé à un bâtiment d’une structure admirable. Or dans un bâtiment, il faut non-seulement qu’il y ait des appartemens, des salles, des galeries, des jardins, mais encore la cuisine, la cave, la basse-cour, des écuries, des égouts, &c. Ainsi il n’auroit pas été à-propos de ne faire que des soleils dans le monde, ou de faire une terre toute d’or & de diamans, mais qui n’auroit point été habitable. Si l’homme avoit été tout œil ou tout oreille ; il n’auroit point été propre à se nourrir. Si Dieu l’avoit fait sans passion, il l’auroit fait stupide ; & s’il l’avoit voulu faire sans erreur, il auroit fallu le priver des sens, ou le faire sentir autrement que par les organes, c’est-à-dire, qu’il n’y auroit point eu d’homme.

Je vous accorde, dira-t-on, qu’entre tous les mondes possibles, il y en a un qui est le meilleur de tous ; mais comment me prouverez-vous que Dieu lui a donné la préférence sur tous les autres qui comme a lui prétendoient à l’existence ? Je vous le prouverai par la raison de l’ordre qui veut que le meilleur soit préféré à ce qui est moins bon. Faire moins de bien qu’on ne peut, c’est manquer contre la sagesse ou contre la bonté. Ainsi demander si Dieu a pu faire les choses plus accomplies qu’il ne les a faites, c’est mettre en question si les actions de Dieu sont conformes à la plus parfaite sagesse & à la plus grande bonté. Qui peut en douter ? Mais en admettant ce principe, voilà les deux conséquences qui en résultent. La premiere est que Dieu n’a point été libre dans la création de l’univers ; que le choix de celui-ci parmi tous les possibles a été l’effet d’une insurmontable nécessité ; qu’enfin ce qui est fait est produit par l’impulsion d’une fatalité supérieure à la divinité même. La seconde conséquence est que tous les effets sont nécessaires & inévitables ; & que dans la nature telle qu’elle est, rien ne peut y être que ce qui y est & comme il y est ; que l’univers une fois choisi, va de lui-même, sans se laisser fléchir à nos justes plaintes ni à la triste voix de nos larmes.

J’avoue que c’est-là l’endroit foible du système Leibnitzien. En paroissant se tirer du mauvais pas où son système l’a conduit, ce philosophe ne fait que s’y enfoncer de plus en plus. La liberté qu’il donne à Dieu, & qui lui paroît très-compatible avec le plan du meilleur monde, est une véritable nécessité, malgré les adoucissemens & les correctifs par lesquels il tâche de tempérer l’austérité de son hypothese. Le P. Mallebranche, qui n’est pas moins partisan de l’optimisme que M. Leibnitz, a sû éviter l’écueil où ce dernier s’est brisé. Persuadé que l’essence de la liberté consiste dans l’indifférence, il prétend que Dieu a été indifférent à poser le decret de la création du monde ; ensorte que la nécessité de créer le monde le plus parfait, auroit été une véritable nécessité ; &, par conséquent, auroit détruit la liberté, si elle n’avoit point été précédée par un decret émané de l’indifférence même, & qui l’a rendue hypothétique. « Il faut prendre garde, dit-il, dans son traité de la Nature & de la Grace, que bien que Dieu suive les regles que sa sa-