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venir. Mais cette objection n’est établie que sur une équivoque trompeuse. Effectivement, il n’est pas véritable que la haine de Dieu pour le vice, & son amour pour la vertu soient infinis dans leur exercice. Quoique chacune de ses perfections soit en lui sans bornes, elle n’est pourtant exercée qu’avec restriction, & proportionnellement à son objet extérieur. La vertu est le plus noble état de l’être créé : qui en doute ? mais la vertu n’est pas un objet infini ; elle n’est que l’être fini, pensant & voulant dans l’ordre avec des degrés finis. Au-dessus de la vertu sont d’autres perfections plus grandes dans le tout de l’univers, qui s’attirent la complaisance de Dieu. Cet amour du meilleur dans le tout, l’emporte en Dieu sur les autres amours particuliers. De-là le vice permis ; il faut qu’il soit, parce qu’il se trouve nécessairement lié au meilleur plan, qui n’auroit pas été le meilleur de tous les possibles, si la vertu intelligente eût été invariablement vertueuse. Au reste, l’amour de la vertu, & la haine du vice, qui tendent à procurer, l’existence de la vertu, & à empêcher celle du vice, ne sont que des volontés antécédentes de Dieu prises ensemble, dont le résultat fait la volonté conséquente, ou le decret de créer le meilleur ; & c’est de ce decret que l’amour de la vertu & de la félicité des créatures raisonnables, qui est indéfini de soi, & va aussi loin qu’il se peut, reçoit quelques petites limitations, à cause de l’égard qu’il faut avoir au bien en général. C’est ainsi qu’il faut entendre que Dieu aime souverainement la vertu, & hait souverainement le vice ; & que néanmoins quelque vice doit être permis.

Après avoir disculpé la providence de Dieu sur les maux moraux, qui sont les péchés, il faut maintenant la justifier sur les maux métaphysiques, & sur les maux physiques. Commençons par les maux métaphysiques, qui consistent dans les imperfections des créatures. Les anciens attribuoient la cause du mal à la matiere qu’ils croyoient incréée & indépendante de Dieu. Il n’y avoit tant de maux, que parce que Dieu, en travaillant sur la matiere, avoit trouvé un sujet rébelle, indocile, & incapable de se plier à ses volontés bienfaisantes : mais nous qui dérivons tout de Dieu, où trouverons-nous la source du mal ? La réponse est, qu’elle doit être cherchée dans la nature idéale de la créature, entant que cette créature est renfermée dans les vérités éternelles, qui sont dans l’entendement divin. Car il faut considérer qu’il y a une imperfection originale dans-les créatures avant le péché, parce que les créatures sont limitées essentiellement. Platon a dit, dans son Timée, que le monde avoit son origine de l’entendement joint à la nécessité. D’autres ont joint Dieu & la nature. On y peut donner un bon sens. Dieu sera l’entendement & la nécessité, c’est-à-dire, la nature essentielle des choses sera l’objet de l’entendement, entant qu’il consiste dans les vérités éternelles. Mais cet objet est interne, & se trouve dans l’entendement divin. C’est la région des vérités éternelles qu’il faut mettre à la place de la matiere, quand il s’agit de chercher la source des choses. Cette région est la cause idéale du mal & du bien. Les limitations & les imperfections naissent dans les créatures de leur propre nature, qui borne la production de Dieu ; mais les vices & les crimes y naissent du consentement libre de leur volonté.

Chrysippe dit quelque chose d’approchant. Pour répondre à la question qu’on lui faisoit touchant l’origine du mal, il soutient que le mal vient de la premiere constitution des ames, que celles qui sont bien faites naturellement résistent mieux aux impressions des causes externes ; mais que celles dont les défauts naturels n’avoient pas été corrigés par la

discipline, se laissoient pervertir. Pour expliquer sa pensée, il se sert de la comparaison d’un cylindre, dont la volubilité & la vitesse, ou la facilité dans le mouvement vient principalement de sa figure, ou bien, qu’il seroit retardé s’il étoit raboteux. Cependant il a besoin d’être poussé, comme l’ame a besoin d’être sollicitée par les objets des sens, & reçoit cette impression selon la constitution où elle se trouve. Chrysippe a raison de dire que le vice vient de la constitution originaire de quelques esprits. Lorsqu’on lui objectoit que Dieu les a formés, il repliquoit, par l’imperfection de la matiere, qui ne permettoit pas à Dieu de mieux faire. Mais cette replique ne vaut rien ; car la matiere est elle-même indifférente pour toutes les formes, & Dieu l’a faite. Le mal vient plutôt des formes mêmes, mais abstraites ; c’est-à-dire, des idées que Dieu n’a point produites par un acte de sa volonté, non-plus que les nombres & les figures, que toutes les essences possibles, qui sont éternelles & nécessaires ; car elles se trouvent dans la région idéale des possibles, c’est-à-dire, dans l’entendement divin. Dieu n’est donc point auteur des essences entant qu’elles ne sont que des possibilités ? mais il n’y a rien d’actuel à quoi il n’ait donné l’existence. Il a permis le mal, parce qu’il est enveloppé dans le meilleur plan qui se trouve dans la région des possibles, que la sagesse suprème ne pouvoit pas manquer de choisir. Cette notion satisfait en même tems à la sagesse, à la puissance, à la bonté de Dieu, & ne laisse pas de donner lieu à l’entrée du mal. Dieu donne de la perfection aux créatures autant que l’univers en peut recevoir. On pousse le cylindre ; mais ce qu’il y a de raboteux dans la figure, donne des bornes à la promptitude de son mouvement.

L’être suprême, en créant un monde accompagné de défauts, tel qu’est l’univers actuel, n’est donc point comptable des irrégularités qui s’y trouvent ? Elles n’y sont qu’à cause de l’infirmité naturelle, fonciere, insurmontable, & originale de la créature ; ainsi, Dieu est pleinement & philosophiquement justifié. Mais, dira quelque censeur audacieux des ouvrages de Dieu, pourquoi ne s’est-il point abstenu de la production des choses, plutôt que d’en faire d’imparfaites ? Je réponds que l’abondance de la bonté de Dieu en est la cause. Il a voulu se communiquer aux dépens d’une délicatesse, que nous imaginons en Dieu, en nous figurant que les imperfections le choquent. Ainsi, il a mieux aimé qu’il y eût un monde imparfait, que s’il n’y avoit rien. Au reste, cet imparfait est pourtant le plus parfait qui se pouvoit, & Dieu a dû en être pleinement content, les imperfections des parties servant à une plus grande perfection dans le tout. Il est vrai qu’il y a certaines choses qui auroient pû être mieux faites, mais non pas sans d’autres incommodités encore plus grandes.

Venons au mal physique, & voyons s’il prête au Manichéisme des armes plus fortes que le mal métaphysique & le mal moral, dont nous venons de parler.

L’auteur de nos biens l’est-il aussi de nos maux ? Quelques philosophes effarouchés d’un tel dogme ont mieux aimé nier l’existence de Dieu, que d’en reconnoître un qui se fasse un plaisir barbare de tourmenter les créatures, ou plutôt ils l’ont dégradé du titre d’intelligent, & l’ont relégué parmi les causes aveugles. M. Bayle a pris occasion des différens maux dont la vie est traversée, de relever le système des deux principes, système écroulé depuis tant de siecles. Il ne s’est apparemment servi de ses ruines que comme on se sert à la guerre d’une masure dont on essaye de se couvrir pour quelques momens. Il étoit trop philosophe pour être tenté de croire