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pas, comme la manne d’Arabie, une qualité medecinale, qui purge & affoiblit ; mais que l’estomac y étant accoutumé, elle pouvoit nourrir & sustenter ; & même Fuschius dit, que les paysans du mont Liban, mangent la manne qui vient dans leur pays, comme on mange ailleurs le miel ; aussi plusieurs commentateurs sont dans l’idée que le miel sauvage, dont Jean-Baptiste se nourrissoit sur les bords du Jourdain, n’est autre chose que la manne de l’Orient.

On ne peut que difficilement se faire une idée juste de la manne dont Dieu nourrissoit son peuple au desert, voici ce que Moïse nous en rapporte : il dit (Gen. xvj, ℣ 13, 14, 15.), qu’il y eut au matin une couche de rosée au-tour du camp, que cette couche de rosée s’étant évaporée, il y avoit quelque chose de menu & de rond, comme du gresil sur la terre, ce que les enfans d’Israel ayant vû, ils se dirent l’un à l’autre, qu’est-ce ? car ils ne savoient ce que c’étoit. L’auteur sacré ajoute, au ℣ 31 du même chapitre : Et la maison d’Israël nomma ce pain manne ; & elle étoit comme de la semence de coriandre, blanche, & ayant le goût de bignets au miel.

Il y a sur l’origine du mot manne quatre opinions principales : elles ont chacune leurs partisans qui les soutiennent, avec ce détail de preuves & d’argumens étymologiques, lesquels, comme on le sait, emportent rarement avec eux une démonstration.

La premiere, & la plus généralement suivie par les interpretes, c’est que le nom signifie qu’est-ce ? La narration de Moïse fortifie cette opinion ; ils se dirent l’un à l’autre qu’est-ce ? car its ne savoient ce que c’étoit. Dans l’hébreu il y a man-hou, ainsi, suivant cette idée, la manne auroit pris son nom de la question même que firent les Israëlites lorsqu’ils la virent pour la premiere fois.

La seconde, des savans, &, entre autres, Hascunq, prétendent que man-hou est composé d’un mot égyptien & d’un mot hébreu, dont l’un signifie quoi, & l’autre cela, & que les Israélites appellerent ainsi l’aliment que leur présentoit Moïse, comme pour insulter à ce pain céleste, dont il leur avoit fait fête, man-hou, quoi cela ?

La troisieme, les rabins, & plusieurs chrétiens après eux, font venir le mot de manne de la racine minach, qui signifie préparé, parce que la manne étoit toute prête à être mangée, sans autre préparation que de l’amasser ; ou plutôt, parce que les Israélites, en voyant cet aliment, se dirent l’un à l’autre, voici ce pain qui nous a été préparé ; & ils l’appellerent manne, c’est-à-dire, chose préparée. Deig, Crit. sacra, in voce manna, pag. 127.

La quatrieme, enfin le savant M. le Clerc prétend que le mot manne vient du mot hébreu manach, qui signifie un don ; & que les Israélites, surpris de voir le matin cette rosée extraordinaire ; & ensuite de ce que leur dit Moïse : c’est ici le pain du ciel, s’écrierent, man-hou, voici le don, ou, peut-être, par une expression de dédain, qui étoit bien dans l’esprit & le caractere de ce peuple indocile & grossier, ce petit grain qui couvre la rosée, est-ce donc-là ce don que l’éternel nous avoit promis ?

On doit, en saine philosophie, regretter le tems qu’on met à rechercher des étymologies, sur-tout lorsqu’elles ne répandent pas plus de jour sur le sujet dont il s’agit, & sur ce qui peut y a avoir du rapport, que les diverses idées qu’on vient d’articuler, que la manne ait reçu son nom d’un mouvement, d’étonnement, de gratitude ou de dédain, c’est ce qu’on ne peut décider, qu’il importe assez peu de savoir, & qui d’ailleurs ne change rien à la nature de la chose.

Ce qu’il y a de moins équivoque, c’est que sur la maniere dont l’auteur sacré rapporte la chose, on

ne peut pas raisonnablement douter que la manne du desert n’ait été miraculeuse, & bien différente, par-là-même, de la manne ordinaire d’Orient. Celle-ci ne paroît que dans certain tems de l’année ; celle du desert tomboit tous les jours, excepté le jour du sabath ; & cela pendant quarante années : car elle ne cessa de tomber dans le camp des Israélites, que lorsqu’ils furent en possession de ce pays, découlant de lait & de miel, qui leur fournit en abondance des alimens d’une toute autre espece. La manne ordinaire ne tombe qu’en fort petite quantité, & se forme insensiblement ; celle du desert venoit tout-d’un-coup, & dans une si grande abondance, qu’elle suffisoit à toute cette prodigieuse & inconcevable multitude, qui étoit à la suite de Moïse.

La manne ordinaire peut se conserver assez long-tems, & sans préparation : celle qui se recueilloit dans le desert, loin de se conserver, & de se durcir au soleil, se fondoit bientôt : vouloit-on la garder, elle se pourrissoit, & il s’y engendroit des vers : la manne ordinaire ne sauroit nourrir, celle du desert sustentoit les Israélites.

Concluons de ces réflexions, & d’un grand nombre d’autres, qu’on pourroit y ajouter que la manne du desert étoit miraculeuse, surnaturelle, & très-différente de la manne commune : c’est sur ce pied-là que Moïse veut que le peuple l’envisage, lorsqu’il lui dit (Deut. viij, ℣ 23.) : « Souviens-toi de tout le chemin par lequel l’éternel, ton Dieu, t’a fait marcher pendant ces quarante ans dans ce desert, afin de t’humilier, & de t’éprouver, pour connoître ce qui est en ton cœur ; si tu gardois ses commandemens ou non : il t’a donc humilié, & t’a fait avoir faim ; mais il t’a repû de manne, laquelle tu n’avois point connue, ni tes peres aussi, afin de te faire connoître que l’homme ne vivra pas de pain seulement ; mais que l’homme vivra de tout ce qui sort de la bouche de Dieu. »

Le pain désigne tous les alimens que fournit la nature ; & ce qui sort de la bouche de Dieu, sera tout ce que Dieu, par sa puissance infinie, peut créer & produire pour nourrir & sustenter les humains d’une maniere miraculeuse.

Il me semble même que l’éternel voulut faire connoître à son peuple, que c’étoit bien de sa bouche que sortoit la manne, puisque les Hébreux, comme le leur représente leur conducteur, virent la gloire de l’éternel, c’est-à-dire, une lumiere plus vive, plus éclatante que celle qui les conduisoit ordinairement ; & ce fut du milieu de ce symbole extraordinaire de sa présence, que Dieu publia ses ordres au sujet de l’aliment miraculeux qu’il leur dispensoit ; & il le fit d’une maniere bien propre à les faire observer. Il leur ordonna 1°. de recueillir la manne chaque matin pour la journée seulement ; 2°, en recueillir chacun une mesure égale, la dixieme partie d’un éphu, ce qui s’appelle un hower, c’est-à-dire, cinq à six livres ; 3°. de ne jamais recueillir de la manne le dernier jour de la semaine, qui étoit le jour du repos, dont la loi de Sinaï leur ordonnoit l’exacte observation.

Ces trois ordres particuliers, également justes, raisonnables & faciles, fournissent aux moralistes une ample matiere de bien de réflexions édifiantes, & de plusieurs maximes pratiques, le tout fortifié par d’amples déclamations contre l’ingrate indocilité des Hébreux.

L’envoi de la manne au desert étoit un événement trop intéressant pour n’en pas perpétuer la mémoire dans la postérité de ceux en faveur desquels s’étoit opéré ce grand miracle ; aussi l’éternel voulut en conserver un monument autentique ; voici ce que Moïse dit à Aaron sur ce sujet, par l’ordre de Dieu (Exod. xvj, ℣ 33.) : Prends une cruche,