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mere, pour l’art de peindre la séduisante passion de l’amour : si, comme Mimnerme l’a chanté, dit-il, l’amour & les jeux font tout l’agrément de la vie, passons nos jours dans l’amour & dans les jeux.

Si, Mimnermus uti censet, sine amore jocisque
Nil est jucundum, vivas in amore jocisque.
Epist. VI. l. I. vers. 65.

Nous connoissons les vers de Mimnerme qu’Horace avoit en vûe ; Stobée, tit. 63. p. 243. nous les a conservés dans ses extraits. Il faut en donner ici la belle version latine de Grotius, & la traduction libre de cette jolie piece en vers françois par un de nos poëtes.

Vita quid est, quid dulce, nisi juvet aurea Cypris ?
Tunc peream, Veneris cum mihi cura perit.
Flos celer ætatis sexu donatus utrique,
Lectus, amatorum munera, tectus amor.
Omnia diffugiunt mox cum venit atra senectus,
Quæ facit & pulchros turpibus esse pares.
Torpida sollicitæ lacerant præcordia curæ :
Lumina nec solis, nec juvat alma dies,
Invisum pueris, inhonoratumque puellis.
Tam dedit, heu, senio tristia fata Deus.


Que seroit sans l’amour le plaisir & la vie ?
Puisse-t-elle m’être ravie,
Quand je perdrai le gout du mystere amoureux,
Des saveurs, des lieux faits pour les amans heureux.
Cueillons la fleur de l’âge, elle est bientôt passée :
Le sexe n’y fait rien ; la vieillesse glacée
Vient avec la laideur confondre la beauté.
L’homme alors est en proie aux soins, à la tristesse ;
Haï des jeunes gens, des belles maltraité,
Du soleil à regret il souffre la clarté,
Voilà le sort de la vieillesse.

Le plus grand de tous les poëtes du monde est né, du-moins à ce que je crois, sur les bords du Mélès, qui baignoit les murs de Smyrne ; & comme on ne connoissoit pas son pere ; il porta le nom de ce ruisseau, & fut appellé Mélésigene. Une belle avanturiere, nommée Crithéide, chassée de la ville de Cumes, par la honte de se voir enceinte, se trouvant sans logement, y vint faire ses couches. Son enfant perdit la vue dans la suite, & fut nommé Homere, c’est-à-dire l’aveugle.

Jamais fille d’esprit, & surtout fille d’esprit qui devient sage, après avoir eu des foiblesses, n’a manqué de mari : Crithéide l’éprouva ; car, selon l’auteur de la vie d’Homere, attribuée à Hérodote, Phémius, qui enseigna la grammaire & la musique à Smyrne, n’épousa Crithéide qu’après le malheur de cette fille, & la naissance d’Homere. Il conçut d’elle si bonne opinion, la voyant dans son voisinage uniquement occupée du soin de gagner sa vie à filer des laines, qu’il la prit chez lui, pour l’employer à filer celles dont ses écoliers avoient coutume de payer ses leçons. Charmé des bonnes mœurs, de l’intelligence, & peut-être de la figure de cette fille, il en fit sa femme, adopta son enfant, & donna tous ses soins à son éducation. Aussi Phémius est fort célebre dans l’Odyssée ; il y est parlé de lui en trois endroits, l. I. v. 154. l. XVII. v. 263. l. XXII. v. 331. & il y passa pour un chantre inspiré des dieux. C’est lui qui par le chant de ses poésies mises en musique, & accompagnées des sons de sa lyre, égaye ces festins, où les poursuivans de Pénélope emploient les journées entieres.

Non-seulement les Smyrnéens, glorieux de la naissance d’Homere, montroient à tout le monde la grote où leur compatriote composoit ses poemes ;

après sa mort ils lui firent dresser une statue & un temple ; & pour comble d’honneur, ils frapperent des médailles en son nom. Amastris & Nicée, alliés de Smyrne, en firent de même, l’une à la tête de Marc-Aurele, & l’autre à celle de Commode.

Pausanias appelle le Mélès un beau fleuve ; il est devenu bien chétif depuis le temps de cet illustre écrivain ; c’est aujourd’hui un petit ruisseau, qui peut à peine faire moudre deux moulins ; mais il n’en est pas moins le plus noble ruisseau du monde dans la république de lettres. Aussi n’a-t-il pas été oublié sur les médailles, d’autant mieux que c’étoit à sa source qu’Homere ébauchoit dans une caverne les poésies qui devoient un jour l’immortaliser. Le Méles est représenté sur une médaille de Sabine, sous la figure d’un vieillard appuyé de la main gauche sur une urne, tenant de la droite une corne d’abondance. Il est aussi représenté sur une médaille de Néron, avec la simple légende de la ville, de même que sur celles de Titus & de Domitien.

A un mille ou environ, au-delà du Mélès, sur le chemin de Magnésie à gauche, au milieu d’un champ, on montre encore les ruines d’un bâtiment que l’on appelle le temple de Janus, & que M. Spon soupçonnoit être celui d’Homere ; mais depuis le départ de ce voyageur, on l’a détruit, & tout ce quartier est rempli de beaux marbres antiques. A quelques pas de là, coule une source admirable, qui fait moudre continuellement sept meules dans le même moulin. Quel dommage, dit Tournefort, que la mere d’Homere ne vînt pas accoucher auprès d’une si belle fontaine ? On y voit les débris d’un grand édifice de marbre, nommé les bains de Diane : ces débris sont encore magnifiques, mais il n’y a point d’inscription.

Autrefois les poëtes de la Grece avoient l’honneur de vivre familierement avec les rois. Eurypide fut recherché par Archélaüs ; & même avant Eurypide, Anacréon avoit vécu avec Polycrate, tyran de Samos ; Eschyle & Simonide avoient été bien reçus de Hiéron, tyran de Syracuse. Philoxene eut en son tems l’acceuil du jeune Denys ; & Antagoras de Rhodes, aussi-bien qu’Aratus de Soli, se sont vus honorés de la familiarité d’Antigonus roi de Macédoine ; mais avant eux, Homere ne rechercha les bonnes graces d’aucun prince ; il soutint sa pauvreté avec courage, voyagea beaucoup pour s’instruire, préférant une grande réputation & une gloire solide, qui s’est accrue de siecle en siecle, à tous les frivoles avantages que l’on peut tirer de l’amitié des grands.

Jamais poésies n’ont passé par tant de mains que celles d’Homere. Josephe, l. I. (contre Appian), assure que la tradition les a conservées dès les premiers tems qu’elles parurent, & qu’on les apprenoit par cœur sans les écrire. Lycurgue les ayant trouvées en Ionie, chez les descendans de Cléophyle, les apporta dans le Péloponnèse. On en récitoit dans toute la Grece des morceaux, comme l’on chante aujourd’hui des hymnes, ou des pieces détachées des plus beaux opéra. Platon, Pausanias, Plutarque, Diogene Laërce, Cicéron & Strabon, nous apprennent que Solon, Pisistrate, & Hipparque son fils, formerent les premiers l’arrangement de toutes ces pieces, & en firent deux corps bien suivis, l’un sous le nom de l’Iliade, & l’autre sous celui de l’Odyssée ; cependant la multiplicité des copies corrompit avec le tems la beauté de ces deux poëmes, soit par des leçons vicieuses, soit par un grand nombre de vers, les uns obmis, les autres ajoutés.

Alexandre, admirateur des poëmes d’Homere, chargea Aristote, Anaxarque, & Callisthene, du soin de les examiner, & selon Strabon, ce conquérant même se fit un plaisir d’y travailler avec eux. Cette