Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 15.djvu/255

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vons, c’est de trouver en eux de la raison ; elle ne leur manque jamais à notre égard, que nous n’ayons droit de nous en plaindre. Quelque opposés que puissent être les autres vices à la raison, ils en laissent du-moins certaine lueur, certain usage, certaine regle ; l’ivresse ôte toute lueur de la raison ; elle éteint absolument cette particule, cette étincelle de la divinité qui nous distingue des bêtes : elle détruit par-là toute la satisfaction & la douceur, que chacun doit mettre & recevoir dans la société humaine. On a beau comparer la privation de la raison par l’ivresse avec la privation de la raison par le sommeil, la comparaison ne sera jamais sérieuse ; l’une est pressante par le besoin de réparer les esprits qui s’épuisent sans cesse, & qui servent à l’exercice même de la raison ; au lieu que l’autre supprime tout-d’un-coup cet exercice, & à la longue en détruit, pour ainsi dire, les ressorts. Aussi l’auteur de la nature, en nous assujettissant au sommeil, en a-t-il ôté les inconvéniens, & la monstrueuse indécence qui se trouve dans l’ivresse. Bien que celui-ci semble quelquefois avoir un air de gaieté, le plaisir qu’elle peut donner est toujours un plaisir de fou qui n’ôte point l’horreur secrette que nous concevons contre tout ce qui détruit la raison, laquelle seule contribue à rendre constamment heureux ceux avec qui nous vivons.

Le vice de l’incontinence qui paroît moins opposé au bonheur de la société, l’est peut-être encore davantage. On conviendra d’abord que quand elle blesse les droits du mariage, elle fait au cœur de l’outragé la plaie la plus profonde : les lois romaines qui servent comme de principes aux autres lois, supposent qu’en ce moment il n’est pas en état de se posséder ; de maniere qu’elles semblent excuser en lui le transport par lequel il ôteroit la vie à l’auteur de son outrage. Ainsi le meurtre, qui est le plus opposé de l’humanité, semble par-là être mis en parallele avec l’adultere. Les plus tragiques événemens de l’histoire, & les figures les plus pathétiques qu’ait inventé la fable, ne nous montrent rien de plus affreux que les effets de l’incontinence dans le crime de l’adultere ; ce vice n’a guere de moins funestes effets, quand il se rencontre entre des personnes libres ; la jalousie y produit fréquemment les mêmes fureurs. Un homme d’ailleurs livré à cette passion, n’est plus à lui-même ; il tombe dans une sorte d’humeur morne & brute qui le dégoûte de ses devoirs ; l’amitié, la charité, la parenté, la république, n’ont point de voix qui se fasse entendre, quand leurs droits se trouvent en compromis avec les attraits de la volupté. Ceux qui en sont atteints, & qui se flattent de n’avoir jamais oublié ce qu’ils devoient à leur état, jugent de leur conduite par ce qu’ils en connoissent ; mais toute passion nous aveugle ; & de toutes les passions, il n’en est point qui aveugle davantage. C’est le caractere le plus marqué que la vérité & la fable attribuent de concert à l’amour ; ce seroit une espece de miracle, qu’un homme sujet aux desordres de l’incontinence, qui donnât à sa famille, à ses amis, à ses citoyens, la satisfaction & la douceur que demanderoient les droits du sang, de la patrie, & de l’amitié ; enfin, la nonchalance, le dégoût, la mollesse, sont les moindres & les plus ordinaires inconvéniens de ce vice. Le savoir vivre qui est la plus douce & la plus familiere des vertus de la vie civile, ne se trouve communément dans la pratique que par l’usage de se contraindre sans contraindre les autres. Combien faut-il davantage se contraindre & gagner sur soi, pour remplir les devoirs les plus importans qu’exigent la droiture, l’équité, la charité, qui sont la base & le fondement de toute société ? Or, de quelle contrainte est capable un homme amolli & efféminé ? Ce n’est pas que malgré ce vice, il ne reste encore de bonnes

qualités ; mais il est certain que par-là elles sont extraordinairement affoiblies ; il est donc constant que la société se ressent toujours de la maligne influence des desordres qui paroissent d’abord ne lui donner aucune atteinte. Or, puisque la religion est un frein nécessaire pour les arrêter, il s’ensuit évidemment qu’elle doit s’unir à la morale, pour assurer le bonheur de la société.

2°. Il est certain que les devoirs qui nous reglent par rapport à nous-mêmes, n’aident pas peu à nous régler aussi par rapport aux autres hommes. Il est encore certain que ces deux sortes de devoirs se renforcent beaucoup de notre exactitude à remplir nos devoirs envers Dieu. La crainte de Dieu jointe à un parfait dévouement pour sa volonté, est un motif très-efficace pour engager les hommes à s’acquitter de ce qui les concerne directement eux-mêmes, & à faire pour la société tout ce qu’ordonne la loi naturelle. Otez une fois la religion, vous ébranlez tout l’édifice des vertus morales ; il ne repose sur rien. Concluons que les trois principes de nos devoirs sont trois différens ressorts qui donnent au système de l’humanité le mouvement & l’action, & qu’ils agissent tous à-la-fois pour l’exécution des vûes du Créateur.

3°. La société, toute armée qu’elle est des lois, n’a de force que pour empêcher les hommes de violer ouvertement la justice, tandis que les attentats commis en secret, & qui ne sont pas moins préjudiciables au bien public ou commun, échappent à sa rigueur. Depuis même l’invention des sociétés, les voies ouvertes se trouvant prohibées, l’homme est devenu beaucoup plus habile dans la pratique des voies secrettes, puisque c’est la seule ressource qui lui reste pour satisfaire ses desirs immodérés ; desirs qui ne subsistent pas moins dans l’état de société que dans celui de nature. La société fournit elle-même une espece d’encouragement à ces manœuvres obscures & criminelles, dont la loi ne sauroit prendre connoissance, en ce que ses soins pour la sûretê commune, le but de son établissement, endorment les gens de bien en même tems qu’ils aiguisent l’industrie des scélérats. Ses propres précautions ont tourné contre elle-même ; elles ont subtilisé les vices, rafiné l’art du crime : & delà vient que l’on voit assez souvent chez les nations policées des forfaits dont on ne trouve point d’exemple chez les sauvages. Les Grecs avec toute leur politesse, avec toute leur érudition, & avec toute leur jurisprudence, n’acquirent jamais la probité que la nature toute seule faisoit reluire parmi les Scythes.

Ce n’est pas tout : les lois civiles ne sauroient empêcher qu’on ne donne quelquefois au droit & à la justice des atteintes ouvertes & publiques ; elles ne le sauroient lorsqu’une prohibition trop sévere donne lieu de craindre quelque irrégularité plus grande, ce qui arrive dans les cas où l’irrégularité est l’effet de l’intempérance des passions naturelles. L’on convient généralement qu’il n’y a point d’état grand & florissant où l’on puisse punir l’incontinence de la maniere que le mériteroient les funestes influences de ce vice à l’égard de la société. Restreindre ce vice avec trop de sévérité, ce seroit donner lieu à des désordres encore plus grands.

Ce ne sont pas là les seuls foibles de la loi : en approfondissant les devoirs réciproques qui naissent de l’égalité des citoyens, on trouve que ces devoirs sont de deux sortes ; les uns que l’on appelle devoirs d’obligation parfaite, parce que la loi civile peut aisément & doit nécessairement en prescrire l’étroite observation ; les autres que l’on appelle devoirs d’obligation imparfaite, non que les principes de morale n’en exigent en eux mêmes la pratique avec rigidité, mais parce que la loi ne peut que trop difficilement en