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cette illustre veuve. Ecoutons la raconter ce fait elle-même dans son charmant langage.

« A donc très-joyeusement prist mon enfant vers lui, & tint chierement & en tres bon estat. Et de fait par deux de ses héraulx, notables hommes venus par-deçà, Lencastre & Faucon, rois d’armes, me manda moult à certes, priant & promettant du bien largement que par-delà je allasse. Et comme de ce, je ne fusse en rien temptée, considérant les choses comme elles étoient, dissimulé tant que mon fils pusse avoit disant grant mercis, & que bien à son commandement estoie : & à brief parler, tant fis à grant peine & de mes livres me cousta, que congié ot mon dit fils de me venir quérir par-deçà pour mener là, qui ancore n’y vois. Et ainsi reffusay l’eschoite de icelle fortune pour moy & pour lui, parce que je ne puis croire que fin de desloyal viengne à bon terme. Or fut joyeuse de voir cil que je amoie, comme mort le m’eust seul fils laissié, & trois ans sans lui os este ».

Si Christine avoit été d’humeur à quitter la France, elle auroit trouve des établissemens dans plus d’une cour etrangere ; mais elle aima mieux demeurer dans ce pays, où d’ailleurs elle étoit considérée par tous les princes du royaume. Elle s’attacha d’abord d’une façon toute particuliere à Philippe, duc de Bourgogne, qui lui donna des marques réelles de son estime en prenant à son service le fils aîné de cette dame nouvellement revenu d’Angleterre, & en lui fournissant à elle-même pendant quelque tems de quoi soutenir son état ; mais elle perdit ce protecteur en 1404, & sa mort, dit-elle, fut le renouvellement des navreures de mes adversités.

La réputation qu’elle s’étoit acquise & la faveur des grands ne l’avoient pourtant pas mise à son aise. La mauvaise foi de ses débiteurs & la perte de plusieurs procès l’avoient réduite en un état où elle avoit besoin non-seulement de protection, mais de secours. Elle avoit à sa charge une mere âgée, un fils hors de place, & de pauvres parentes. Elle dit qu’elle étoit trois fois double, c’est-à-dire qu’elle avoit six personnes sur les bras. Avec tout cela elle avoue qu’elle conservoit un reste d’ambition fondée sur le souvenir de sa naissance & de son ancien état, & que sa plus grande crainte étoit de découvrir aux yeux du public le délabrement de ses affaires. « Si te promets, dit-elle à dame Philosophie, que mes semblans & abis, pou apparoit entregens le faissel de mes ennuys : ains soubs mantel fourré de gris & soubs surcot d’escarlate n’ont pas souvent renouvellé, mais bien gardé, avoie espesses fois de grands friçons ; & en beau lit & bien ordené, de males nuis : mais le repas estoit sobre, comme il affiere à femme vefve, & toutes fois vivre convient ».

Au reste quelque soin qu’elle prît de cacher son indigence, il étoit impossible que l’on ne s’en apperçut ; & c’est, à ce qu’elle assûre. ce qui lui faisoit le plus de peine, lorsqu’elle étoit obligée d’emprunter de l’argent, même de ses meilleurs amis. « Mais quand il convenoit, dit-elle, que je feisse aucun emprunt où que soit pour eschever plus grant inconvénient, beau sire dieux, comment honteusement à face rougie, tant fust la personne de mon amistié, le requeroïe, & ancore aujourd’hui ne suis garie de cette maladie, dont tant ne me greveroit, comme il me semble, quant faire le mestent, un acès de fievre ».

Christine étoit âgée de 41 ans lorsqu’elle se plaignoit ainsi des disgraces de la fortune ; cependant elle éprouvoit des consolations dans ses adversités. De trois enfans que son mari lui avoit laissés, il lui restoit un fils & une fille, tous deux également recommandables par les qualités du corps & de l’esprit ;

c’est du-moins l’idée qu’elle en donne en faisant leur éloge. « N’as-tu pas un fils, lui dit dame Philosophie, aussi bel & gracieux, & bien moriginés, & tel que de sa jonece, qui passe pas vingt ans du tems qu’il a estudié en nos premieres sciences & grammaire, on ne trouveroit en rhétorique & poétique langage, naturellement à luy propice, gaires plus aperte & plus soubtil que il est, avec le bel entendement & bonne judicative que il a ».

Parlant ensuite de sa fille, elle fait dire à dame Philosophie : « Ton premier fruit est une fille donnée à Dieu & à son service, rendue par inspiration divine, de sa pure voulonté, oultre ton gré, en l’église & noble religion des dames à Poissy, où elle, en fleur de jonece & très-grant beauté, se porte tant notablement en vie contemplative & dévotion, que la joye de la relacion de sa belle vie souvente fois te rend grand reconfort ». Ce passage nous apprend que la fille de Christine étoit l’ainée de son fils, & qu’elle avoit pris le voile contre le gré de sa mere. Peut-être le mauvais état des affaires de sa famille avoit-il contribué à lui faire embrasser ce parti.

Changea-t-il ce triste état des affaires de famille ? c’est ce que nous ignorons. Nous voudrions apprendre que le fils fit un bon mariage, & que Christine fut heureuse sur la fin de ses jours ; car outre qu’elle étoit aimable de caractere, elle réunissoit aux graces de l’esprit, les agrémens de la figure. Nous savons qu’elle étoit bien faite, & qu’elle avoit l’art de se mettre avec beaucoup de goût.

Les portraits que nous avons de Christine dans quelques-uns de ses livres enluminés de son tems, s’accordent avec l’idée qu’elle même a eu soin de nous donner de sa physionomie, lorsqu’entre les avantages dont elle reconnoit qu’elle est redevable au Créateur, elle met celui « d’avoir corps sans nulle difformité & assez plaisant, & non maladif, mais bien complexionné ».

De toutes les miniatures où elle est représentée, la plus parfaite, au jugement de M. Boivin, est celle qui se trouve dans le manuscrit 7395, à la tête du livre intitulé, la cité des demes.

On y voit une dame assise sous un dais, la tête penchée sur la main gauche, & le coude appuyé sur un bureau. Elle a le visage rond, les traits réguliers, le teint délicat & assez d’embonpoint. Ses yeux sont fermés, & elle paroît sommeiller. Sa coëffure est une espece de cul-de-chapeau, bleu ou violet, en pain-de sucre, ombragé d’une gaze très-déliée, qui étant relevée tout-au-tour, laisse voir à nud le visage, & ne cache pas même les oreilles. Une chemise extrémement fine, dont on n’apperçoit que le haut & qui est un peu entr’ouverte, couvre suffisamment les épaules & la gorge. Une robe bleue brodée d’or par le bas, & doublée de feuille-morte, s’ouvre sur le sein, comme aujourd’hui les manteaux de femme, & laisse entrevoir un petit corset de couleur de pourpre bordé d’un passement d’or.

Il ne me reste plus qu’à indiquer les ouvrages de Christine en vers & en prose. Voici d’abord la liste de ses poésies : cent balades, lais, virelais, rondeaux ; jeux à vendre, ou autrement vente d’amours ; autres balades ; l’épître au dieu d’amours ; le débat des deux amans ; le livre des trois jugemens ; le livre du dit de Poissy ; le chemin de lonc estude ; lesdits moraulx, ou les enseignemens que Christine donne à son fils ; le roman d’Othéa, ou l’épistre d’Othéa à Hector ; le livre de mutacion de fortune.

Ses œuvres en prose sont 1o. l’histoire du roi Charles le Sage, qu’elle écrivit par ordre du duc de Bourgogne ; 2o. la vision de Christine ; 3o. la cité des dames ; 4o. les épistres sur le roman de la Rose ; 5o. le livre des faits d’armes & de chevalerie ; 6o. instruction des princesses, dames de cour, & autres lettres