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ESSAI SUR LECONTE DE LISLE

où les daims vont boire… Mais pourquoi le regard, que le tigre jette au loin, est-il morne ? D’où vient la tristesse de ces miaulements qu’il répand dans la nuit ? C’est que, tout à l’heure, il jouissait de la paix du sommeil, et que, pour le fauve comme pour l’homme, le réveil, c’est la rentrée dans la servitude des appétits, dans la douleur, dans la colère des instincts qui, ici comme là, ne s’apaisent que par la destruction.

Leconte de Lisle constate avec une joie intérieure, cette « tristesse » des grandes bêtes fortes. Il lui semble que, plus que les instincts communs, plus que les violences de l’amour, elles nouent, entre l’homme et l’animal, un lien direct. Il lui plaît d’opposer cette certitude, pour lui scientifique, à la doctrine que le christianisme, renforcé par le cartésianisme, professe au sujet de « l’animal-machine ».

Dans une de ses pièces les plus célèbres : Le Corbeau, le poète met cet exorcisme, sur les lèvres d’un moine ascète, épouvanté par les propos de cet oiseau millénaire qui, depuis l’origine des jours, dévore les générations d’êtres :


« … Que t’importe, chair vile, inerte pourriture,
Qui rentreras bientôt dans l’aveugle nature
Avec l’argile et l’eau de la pluie, et le vent,
Vaine ombre, indifférente aux yeux du Dieu vivant,
À toi qui n’es que fange avant d’être poussière,
Le royaume où les Saints siègent dans la lumière ?
Le lion, le corbeau, l’aigle, l’âne et le chien,
Qu’est-ce que tout cela dans la mort, sinon rien ?[1] »


Du haut de sa sagesse bouddhique, Leconte de Lisle refuse d’accorder le privilège de l’immortalité « au favori des religions ». Afin de le mettre à sa place dans la création, il affirme :


« … Le tigre vaut mieux que l’homme au cœur de fer.[2] »


  1. « Le Corbeau ». Poèmes Barbares.
  2. « Çunacepa ». Poèmes Antiques.