Page:Dornis - Essai sur Leconte de Lisle, 1909.djvu/59

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
47
L’ÉVOCATEUR

Écroulés sous le faix des flots démesurés,
Ces murs avaient heurté ces palais effondrés
Où les varechs visqueux, emplis de coquillages,
Pendaient le long des toits comme de noirs feuillages…[1] »


Un artiste qui se sent en possession d’une telle maîtrise, recherche naturellement les occasions de l’exercer. Ce fut une joie pour Leconte de Lisle de développer des cortèges comme ceux que Djihan Guir, le grand Mongol, aperçoit dans le soir tombant, du haut de sa tour « qui regarde Lahor.[2] » On sent que le poète est heureux chaque fois que, tout en clarifiant la légende ou l’histoire, il a le loisir de développer son incomparable pouvoir de descripteur. Il ne craint jamais de se répéter d’une pièce à l’autre car, passionné qu’il est pour ce que les artistes nomment le caractère, il est sûr de trouver dans le sujet lui-même une palette de mots nouveaux, un répertoire inépuisable d’images inédites, appropriées au sujet, et qui provoquent, excitent sa pensée. Tout l’art architectural indien, avec l’étrangeté de ses bas-reliefs, de ses formes profilées, ne tient-il pas dans ces vers, où le poète montre Lakçmana qui, d’une flèche sûre, vise le Génie velu, gardien des abords de la forêt :


« ... Un pied sur un tronc d’arbre échoué dans les herbes,
L’autre en arrière, il courbe, avec un mâle effort,
L’arme vibrante, où luit, messagère de mort,
               La flèche aux trois pointes acerbes.[3] »


S’agit-il de beauté grecque, de pureté idéale des lignes, de formules marmoréennes pareilles à celles dont les Phidias ont laissé de si nobles images ? Il a le pouvoir de les animer de cette grâce, de cette force, de cette tranquilité souveraines, de ces mouvements olympiens, dont il a puisé le secret dans

  1. « Le Corbeau ». Poèmes Barbares.
  2. « Nurmabal ». Poèmes Barbares.
  3. « L’Arc de Siva ». Poèmes Antiques.