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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

sistais à un spectacle d’un genre différent, mais non moins hideux. Un moujik, qui menait à l’abattoir une dizaine de veaux entassés dans une grande carriole, s’assit confortablement sur l’une de ces pauvres bêtes. Il était installé à son aise là-dessus, comme sur un siège rembourré, garni de ressorts. Mais le veau, qui tirait sur son licol et dont les yeux sortaient de leurs orbites, a dû mourir avant même d’arriver à l’abattoir. Je suis bien persuadé que personne, dans la rue, ne s’est ému de ce tableau : « Qu’est-ce que ça fait ! se sera-t-on dit, ils sont là pour être tués, ces animaux ! » Mais ne croyez-vous pas que ces exemples soient dangereux pour ceux qui les ont sous les yeux, surtout pour les enfants, qui deviennent cruels sans le savoir, par accoutumance.

On a beaucoup plaisanté l’honorable Société. On a ri à se tordre parce que, voici environ cinq ans, un cocher cité en justice par ladite Société, en raison des mauvais traitements qu’il faisait subir à ses chevaux, s’est vu condamner à quinze roubles d’amende. Le tribunal avait été maladroit, en effet. On ne savait plus qui l’on devait plaindre, des chevaux ou du cocher. Aujourd’hui on a abaissé le taux de l’amende à dix roubles. J’ai encore entendu tourner en ridicule ces protecteurs jurés des animaux, qui prenaient d’immenses précautions pour faire mourir, à l’aide du chloroforme, des chiens vagabonds et nuisibles. On objectait qu’alors que, chez nous, les hommes meurent de faim comme mouches dans les gouvernements où l’on n’a pu conjurer la disette, ces soins, trop tendres pour des bêtes malfaisantes, étaient de nature à offusquer le public. Nous éviterons de discuter des critiques de ce genre, tout en faisant remarquer que la Société n’est pas fondée uniquement dans un but d’actualité. L’idée qui a présidé à sa formation est juste et féconde ; c’est peu à peu, lentement, que l’on parviendra à triompher de la brutalité humaine.

Il est bien certain, qu’en se plaçant à un autre point de vue, on aurait le droit de regretter qu’une Société qui se targue d’avoir des tendances indirectement humanitaires puisse paraître demeurer insensible à des calamités momentanées, soit, mais terribles ; nous croyons fer-

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