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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

chez ses tantes. Comment elle avait pu passer ses examens, accablée comme elle l’était de travaux manuels par ses parentes, c’était un mystère, mais elle les avait passés. Cela prouvait déjà chez elle d’assez nobles tendances.

Pourquoi donc voulus-je me marier ?… Mais laissons là ce qui me concerne ; nous y viendrons tout à l’heure… J’emmèle encore tout.

Elle donnait des leçons aux enfants de sa tante ; elle cousait du linge, et vers la fin, malgré sa faiblesse de poitrine, elle lavait les parquets. On la battait même et on allait jusqu’à lui reprocher le pain qu’elle mangeait. Enfin, je sus encore que l’on projetait de la vendre. Je passe sur la fange des détails. Un gros boutiquier, un épicier, âgé d’une cinquantaine d’années, qui avait déjà enterré deux femmes, cherchait une troisième victime et s’était abouché avec les tantes. D’abord la petite avait presque consenti « à cause des orphelins » (il faut dire que le riche épicier avait des enfants de ses deux mariages) ; mais à la fin elle avait pris peur. C’est alors qu’elle avait commencé à venir chez moi, afin de se procurer de quoi insérer des annonces dans le Golos. Ses tantes voulaient la marier à l’épicier, et elle n’avait obtenu d’elles qu’un court délai pour s’y décider. On la persécutait ; on l’injuriait : « Nous n’avons pas déjà tant à manger sans que tu bâfres chez nous ! » Ces derniers détails, je les connaissais, et ils me décidèrent.

Le soir de ce jour-là, le marchand est venu la voir et lui a offert un sac de bonbons à cinquante kopeks la livre. Moi j’ai trouvé le moyen de parler à la bonne, Loukeria, dans la cuisine. Je l’ai priée de glisser tout bas à la jeune fille que je l’attendais à la porte et que j’avais quelque chose de grave à lui dire. Ce que j’étais content de moi-même ! — Je lui ai raconté ma petite affaire en présence de Loukeria : « J’étais un homme droit, bien élevé, un peu original peut-être. Était-ce un péché ? Je me connaissais et me jugeais. Dame ! je n’étais ni homme de talent, ni homme d’esprit ; j’étais malheureusement un peu égoïste… » Tout cela je le disais avec une certaine fierté, déclarant tous mes défauts ; mais pas assez bête pour dissimuler mes qualités : « Si j’ai tel travers, en échange