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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

j’ai ceci, j’ai cela… » La petite semblait assez effrayée au début : mais j’allais de l’avant, tant pis si je me noircissais un peu de temps à autre ; j’avais l’air plus franc ainsi ; et qu’est-ce que ça faisait puisque je lui disais carrément qu’à la maison elle mangerait à sa faim ; ça valait bien les toilettes, les visites, le théâtre, les bals qui ne viendraient qu’après, quand j’aurais tout à fait réussi dans mes affaires. Quant à ma caisse de prêts, je lui expliquai que, si j’avais pris un pareil métier, c’était que j’avais un but, et c’était vrai, j’avais un but. Toute ma vie, Messieurs, j’ai été le premier à haïr ma vilaine profession, mais n’était-il pas certain qu’en effet je me « vengeais de la société  », comme elle l’avait dit en plaisantant le matin même. En tout cas, j’étais sûr que l’épicier devait lui répugner plus que moi, et je lui faisais l’effet d’un libérateur à cette petite. Je comprenais cela ! Oh ! que de bassesses on comprend particulièrement bien dans la vie ! Mais commettais-je une bassesse ? Il ne faut pas juger si vite un homme ! D’ailleurs, est-ce que je n’aimais pas déjà la jeune fille ?

Attendez !… Non, je ne lui laissai pas entendre que je me considérais comme un bienfaiteur ; bien au contraire, je lui dis que c’était moi qui lui devrais de la reconnaissance, et non pas elle à moi. Je dis peut-être cela bêtement, car je vis comme un pli se dessiner sur son visage. Mais je gagnai ma cause ! Ah ! à propos, s’il faut remuer toute cette boue, je rappellerai encore une petite vilenie de ma part. Pour la décider, j’insistai sur ce point que je devais être bien mieux au physique que l’épicier. Et, à part moi, je me disais : Oui, tu n’es pas mal. Tu es grand, bien pris dans ta taille, tu as de bonnes manières… Et voulez-vous croire que là, près de la porte, elle hésita longtemps à me dire : oui ! Put-elle mettre en balance la personne de l’épicier et la mienne ? Je n’y tins plus. Ce fut assez brusquement que je la rappelai à l’ordre avec un : « Eh bien quoi ? » pas trop aimable. Elle a encore tergiversé une minute. Ça je n’y comprends rien encore aujourd’hui ! Enfin, elle se décida… Loukeria, la bonne, courut après moi ; comme je m’en allais et me dit, tout essoufflée : « Dieu vous revaudra cela, Monsieur ; vous