Page:Dostoïevski - Un adolescent, trad. Bienstock et Fénéon, 1902.djvu/21

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dans les coins, s’attendaient l’un l’autre dans les escaliers ; quelqu’un passait-il, ils se séparaient brusquement, le visage en feu : le « seigneur-tyran » tremblait devant la moindre servante. Le développement de leur amour est une énigme. L’usage est qu’un homme à la Versilov quitte sa partenaire dès que le but est atteint. Il ne se conforma pas à la coutume. Pour un jeune gaillard bien râblé, pécher avec une servante accorte et coquette (mais ma mère n’était pas du tout coquette), c’est non seulement licite, c’est encore inévitable, — et on eût facilement absous mon père, en considération de sa situation romanesque de jeune veuf et de son oisiveté. Mais aimer pour toute la vie... Je ne garantis pas qu’il l’ait aimée expressément, mais qu’il l’ait traînée toute sa vie après lui, c’est un fait.

J’ai posé beaucoup de questions ; mais il en est une, et la plus importante, que je n’osais poser franche­ment à ma mère. Pourtant j’eus avec elle, l’année dernière, bien des entretiens propices aux confi­dences ; pourtant, chien vil et ingrat, enclin à exa­gérer mes griefs, je ne me gênais guère avec elle... Cette question, la voici : Comment, mariée depuis six mois, et imbue de la superstition du mariage, com­ment, elle qui tenait son Macaire Ivanovitch pour une manière de dieu, avait-elle pu, en moins de deux semaines, se laisser choir dans un tel péché, comme une mouche ? Ce n’était pas une femme dépravée, ma mère. Et même je veux dire qu’il est difficile de se représenter une âme plus pure et qui soit restée aussi inviolablement pure. On pourrait alléguer qu’elle agit inconsciemment ; mais il sié­rait de ne pas prendre ce mot au sens que lui donne un avocat qui plaide pour un voleur on un as-