Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/14

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à son violon, comme s’il s’imaginait qu’on allait l’en supplier à genoux.

Une autre fois, B… ayant besoin d’un camarade pour jouer dans une soirée, en fit la proposition à Efimov. Celui-ci devint furieux ; il déclara qu’il n’était pas un violoniste de la rue et n’était pas aussi lâche que B… pour déshonorer le grand art en jouant devant de vils boutiquiers qui ne comprendraient rien à son jeu et à son talent. B… ne répondit point. Mais Efimov, réfléchissant à cette invitation, en l’absence de son camarade qui était allé jouer, s’imagina que B… avait eu le dessein de lui faire sentir qu’il vivait à ses dépens et que c’était une façon de lui dire qu’il eût à gagner sa vie. Quand B… rentra, Efimov, tout à coup, se mit à lui reprocher la lâcheté de son acte et déclara qu’il ne resterait pas une minute de plus avec lui.

Il disparut en effet pour deux jours. Mais il revint le troisième comme si rien ne s’était passé et la vie reprit comme auparavant.

Ce n’est que l’habitude, l’amitié et aussi la pitié qu’on ressent pour l’homme qui se noie, qui empêchèrent B… de mettre aussitôt un terme à cette vie désordonnée et de se séparer pour toujours de son camarade. Ils finirent cependant par se quitter. La fortune souriait à B… Il s’était acquis une haute protection et avait eu la chance de donner un brillant concert. À cette époque, il était déjà un admirable artiste et sa renommée, qui grandissait rapidement, lui valut une place dans l’orchestre de l’Opéra où il se tailla bientôt un succès tout à fait mérité. Quand il se sépara d’Efimov, il lui remit de l’argent et le supplia les larmes aux yeux de rentrer dans le droit chemin. B… ne peut même maintenant penser à lui sans un sentiment particulier. Son amitié avec Efimov demeure l’une des impressions les plus profondes de sa jeunesse. Ils avaient commencé leur carrière ensemble, ils s’étaient attachés si profondément l’un à l’autre que l’étrangeté, les défauts même les plus grossiers d’Efimov le rendaient encore plus cher à B….

B… comprenait Efimov. Il lisait en lui et pressentait comment tout cela se terminerait. Au moment de se séparer, ils s’embrassèrent et tous deux pleurèrent. Efimov, à travers ses larmes et ses sanglots, se mit à crier qu’il était un homme perdu,