Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/151

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chait les sourcils ; le regard se cachait sous les lunettes ; en un mot, en un instant, comme par ordre, il devenait un tout autre homme. Je me rappelle qu’encore enfant je tremblais de la peur de comprendre ce que je voyais et depuis, cette impression pénible, désagréable ne s’effaça pas de mon cœur. Après s’être regardé une minute dans la glace, il inclinait la tête, se courbait, comme il faisait ordinairement quand il se présentait devant Alexandra Mikhaïlovna, et, sur la pointe du pied, entrait dans la chambre.

C’est ce souvenir qui venait de me frapper. Alors, comme maintenant, il se croyait seul quand il s’arrêtait devant la glace. Maintenant, comme alors, avec une impression désagréable, je me trouvais non loin de lui. Mais quand j’entendis ce chant (ce qu’on ne pouvait attendre de lui) qui me frappait d’une façon si inattendue, je demeurai clouée sur place, et, au même moment, la ressemblance me rappela une scène de mon enfance. Tous mes nerfs tressaillirent et, en réponse à cette malheureuse chanson, j’éclatai d’un tel rire que le pauvre chanteur poussa un cri, bondit à deux pas de la glace et, pâle comme un mort, comme s’il avait été pris en flagrant délit, il me regarda plein d’horreur, d’étonnement et de fureur. Son regard agit sur moi maladivement. J’y répondis par un rire nerveux, bien en face, et, sans cesser de rire, j’entrai chez Alexandra Mikhaïlovna.

Je savais qu’il était derrière la portière, qu’il hésitait à entrer, que la fureur et la crainte l’avaient cloué sur place, et avec une impatience provocante j’attendais ce qu’il allait décider. J’étais prête à parier qu’il n’entrerait pas et j’aurais gagné. Il ne vint qu’une demi-heure plus tard. Alexandra Mikhaïlovna, pendant un bon moment, me regarda très étonnée. Mais elle avait beau me demander ce que j’avais, je ne pouvais lui répondre : j’étouffais. Enfin elle comprit que j’avais une crise de nerfs et me regarda inquiète. Quand je fus un peu calmée, je pris ses mains et me mis à les baiser. C’est alors seulement que je me ressaisis.

Piotr Alexandrovitch entra.

Je le regardai furtivement. Il avait l’air comme si rien ne s’était passé entre nous, c’est-à-dire qu’il était sévère et morne comme toujours ; mais à la pâleur de son visage et au léger tremblement de ses lèvres, je compris qu’il dissimulait avec