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Je le regardai, pâle, folle de désespoir.

Cette scène entre nous était arrivée au dernier degré de haine. Je le suppliais par mon regard de ne pas continuer. J’étais prête à pardonner l’offense, pourvu qu’il s’arrêtât. Il me regardait fixement, et, visiblement, hésitait.

— Ne me poussez pas à bout ! murmurai-je effrayée.

— Non, il faut en finir avec cela, dit-il enfin comme se ressaisissant. J’avoue que ce regard me fait hésiter, ajouta-t-il avec un sourire étrange, mais, malheureusement c’est clair, j’ai pu lire le commencement de la lettre, c’est une lettre d’amour… Non, vous ne me dissuaderez pas. Si j’ai pu douter un moment, cela prouve seulement qu’à toutes vos belles qualités je dois ajouter la capacité de mentir merveilleusement. C’est pourquoi je répète…

À mesure qu’il parlait, la colère déformait de plus en plus son visage. Il pâlissait, ses lèvres tremblaient, de sorte que les dernières paroles, il les prononça avec beaucoup de difficulté. La nuit tombait. J’étais sans défense, seule devant un homme qui pouvait insulter une femme. Enfin tout était contre moi. Je souffrais de honte, je ne pouvais pas comprendre la colère de cet homme. Sans lui répondre, hors de moi de peur, je me jetai hors de la bibliothèque et ne m’arrêtai qu’au seuil de la chambre d’Alexandra Mikhaïlovna. À ce moment j’entendis des pas. Déjà j’allais entrer, quand tout d’un coup je m’arrêtai comme frappée de la foudre.

« Que va-t-il arriver avec elle ? pensai-je. Cette lettre ! Non, tout plutôt que ce dernier coup dans son cœur ! »

Et je fis un pas en arrière. Mais il était trop tard. Il était près de moi.

— Allons où vous voudrez ; seulement pas ici, pas ici, chuchotai-je en lui saisissant le bras. Ayez pitié d’elle ! Je retournerai dans la bibliothèque, si vous le voulez… Vous la tuerez !

— C’est vous qui la tuerez, répondit-il en m’écartant.

Tout mon espoir s’évanouit. Je compris qu’il voulait précisément transporter toute la scène chez Alexandra Mikhaïlovna.

— Au nom de Dieu ! dis-je en le retenant de toutes mes forces.

Mais à ce moment, la portière se souleva et Alexandra Mikhaïlovna se trouva devant nous. Elle regardait étonnée ; son visage était plus pâle encore que de coutume ; ses jambes la