Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/28

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aussi monstrueuse avait pu germer dans mon imagination ; et autant je m’étais attachée à mon père, autant je haïssais ma pauvre mère. Aujourd’hui encore, le souvenir de tout cela me tourmente profondément, douloureusement.

Mais voici un autre fait qui, plus encore que le premier, contribua à mon étrange rapprochement avec mon père. Un jour, à dix heures du soir, ma mère m’envoya dans une boutique chercher de la levure. Mon père n’était pas à la maison. En revenant, je tombai dans la rue et renversai ma tasse. Ma première pensée fut la colère de maman. Cependant je ressentais une terrible douleur dans le bras gauche et ne pouvais pas me relever. Des passants s’attroupèrent autour de moi. Une vieille femme m’aida à me relever, et un gamin qui courait devant moi me frappa avec une clef sur la tête. Enfin on me mit sur pied. Je ramassai les morceaux de la tasse brisée et, chancelante, pouvant à peine remuer les jambes, je me dirigeai du côté de chez nous. Tout d’un coup j’aperçus mon père. Il était dans la foule, devant une belle maison qui se trouvait, juste en face de la nôtre. Cette maison appartenait à des nobles. Elle était merveilleusement éclairée. Près du perron stationnaient une quantité de voitures et des sons de musique arrivaient au dehors à travers les fenêtres. Je saisis mon père par le bas de son veston. Je lui montrai la tasse cassée et, en pleurant, je lui exprimai ma crainte de rentrer chez maman. J’étais sûre, je ne sais pourquoi, qu’il intercéderait pour moi. Mais pourquoi en étais-je sûre, qui me l’avait dit, qui m’avait appris qu’il m’aimait plus que ma mère ? Pourquoi m’étais-je approchée de lui sans crainte ?

Il me prit par la main, se mit à me consoler, puis me dit qu’il voulait me montrer quelque chose, et il me souleva dans ses bras. Je ne pouvais rien voir, parce qu’il m’avait pris par mon bras meurtri et j’avais atrocement mal. Mais je ne poussai pas un cri, ayant peur de lui faire de la peine. Il me demanda si je voyais quelque chose. De toutes mes forces je tâchai de trouver une réponse qui lui fit plaisir et je lui dis que je voyais des rideaux rouges.

Quand il voulut me porter de l’autre côté de la rue, vers notre maison, alors, je ne sais pas pourquoi, mais, tout d’un coup, je me mis à pleurer, à l’embrasser en lui demandant de monter le plus vite possible chez maman. Je me rappelle