Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/49

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

man elle-même le remarqua. Elle était à cette époque très malade et pouvait à peine remuer les jambes. Père, à chaque instant, sortait de la maison et rentrait. Le matin, trois ou quatre camarades, d’anciens collègues, vinrent le voir, ce qui m’étonna beaucoup, car, à l’exception de Carl Féodorovitch, je ne voyais, pour ainsi dire, jamais personne chez nous, tout le monde ayant cessé de venir nous voir depuis que mon père avait abandonné définitivement le théâtre. Enfin Carl Féodorovitch accourut tout essoufflé. Il apportait le programme. J’écoutais et regardais attentivement. Tout cela m’inquiétait comme si j’étais coupable de tout le trouble, de toute l’angoisse que je lisais sur le visage de mon père. J’aurais bien voulu comprendre de quoi ils parlaient, et, pour la première fois, j’entendis prononcer le nom de S… Je compris ensuite qu’il fallait au moins quinze roubles pour entendre ce S… Je me rappelle aussi que mon père, ne pouvant se contenir, faisait de grands gestes de la main et disait qu’il connaissait ces merveilles d’outre-mer, ces génies extraordinaires, et S… aussi, que c’étaient tous des Juifs qui venaient prendre l’argent russe, parce que les Russes croient toujours à toutes les sottises, surtout quand elles viennent des Français. Je comprenais déjà ce que signifiait cette phase : Il n’a pas de talent ! Et les visiteurs de rire. Bientôt tous partirent, laissant mon père de très mauvaise humeur. Je me rendais compte qu’il était fâché, par une raison quelconque, contre ce S… et, pour le distraire, je m’approchai de la table, pris le programme et me mis à lire à haute voix le nom de S… Puis, tout en riant et en regardant mon père qui demeurait assis sur sa chaise, pensif, je dis : « C’est probablement un artiste comme Carl Féodorovitch ! Celui-là non plus ne réussira pas ? » Mon père tressaillit et, comme s’il en avait peur, arracha d’une main le programme, cria, tapa du pied, saisit son chapeau et voulut sortir de la chambre. Mais il se retourna aussitôt et m’appela dans le vestibule. Là, il m’embrassa, puis, avec une sorte d’inquiétude, une sorte de crainte dissimulée, il commença à me dire que j’étais une enfant sage et bonne, que sûrement je ne voudrais pas l’attrister, qu’il attendait de moi un grand service, mais il ne me dit pas lequel. En outre il m’était pénible de l’entendre. Je voyais que ses paroles et ses caresses n’étaient pas désintéressées, et tout cela me boule-