Page:Dostoievski - Niétotchka Nezvanova.djvu/64

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trottoir que, soudain, quelque chose me frappa au cœur… Je me retournai, et je le vis qui déjà s’enfuyait loin de moi, me laissant seule, m’abandonnant en un pareil moment ! Je criai de toutes mes forces et, saisie d’effroi, je me mis à courir pour le rattraper. J’étouffais. Il courait de plus en plus vite, et déjà je le perdais de vue. En route, je trouvai son chapeau qu’il avait laissé tomber. Je le ramassai et repris ma course. Le souffle me manquait ; mes jambes fléchissaient. Je me sentais le jouet de quelque chose d’horrible. Il me semblait que tout cela n’était qu’un rêve et, par moments, j’avais la même sensation que dans mes rêves, lorsque je me voyais m’enfuyant loin de quelqu’un, et que, mes jambes cédant sous moi, on m’attrapait, tandis que je tombais sans connaissance. Cette sensation épouvantable me déchirait. J’avais pitié de lui ; mon cœur souffrait en le voyant, sans manteau ni chapeau, me fuir, moi, son enfant aimée. Je voulais le rattraper seulement pour, l’embrasser encore une fois, très fort, lui dire de n’avoir pas peur de moi, le calmer, l’assurer que je ne courrais pas après lui, s’il ne le voulait pas, et que j’irais seule chez maman.

Enfin je le vis tourner dans une rue. Je m’engageai, moi aussi, dans cette rue ; je le distinguais encore, devant moi… Mais là, mes forces m’abandonnèrent… Je me mis à pleurer, à crier…

Je me rappelle qu’en courant je me heurtai à deux passants qui s’arrêtèrent au milieu du trottoir et me regardèrent avec étonnement.

— « Père ! petit père ! » criai-je pour la dernière fois. Mais tout d’un coup je glissai sur le trottoir et tombai. Je sentis que mon visage était tout couvert de sang. Un moment après, je perdis connaissance…

Je m’éveillai dans un lit chaud et douillet et vis autour de moi des visages affables, tendres, qui se montraient joyeux de mon réveil. J’aperçus une vieille dame, avec des lunettes sur le nez ; un monsieur de haute taille, qui me regardait avec une profonde commisération ; ensuite une belle jeune femme, et enfin un vieux monsieur qui me tenait la main et regardait sa montre.

Je venais de m’éveiller à une nouvelle vie.

Un des passants que j’avais rencontrés pendant ma fuite était le prince X…, et c’était près de son hôtel que j’étais tom-