Page:Doyle - La Main brune.djvu/11

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finit par user la pierre. J’ai connu l’insomnie, car je ne puis plus dormir à présent dans l’attente de cette visite. Mes vieux jours en sont empoisonnés, et aussi ceux de ma femme. Voici le gong du déjeuner, elle va nous attendre impatiemment pour avoir de vos nouvelles. Nous vous sommes, tous deux, bien obligés de votre courage. Partager notre infortune avec un ami, ne fût-ce qu’une nuit, cela nous la rend moins lourde ; et cela nous rassure un peu sur notre raison, dont nous venons quelquefois à douter. »

Telle fut la curieuse révélation que me fit sir Dominick. Elle eût paru à bien des gens inadmissible et grotesque ; mon aventure de la nuit précédente et mes notions antérieures sur ces questions me disposaient à l’accepter comme un fait absolu. J’y réfléchis profondément, je fis appel à toutes mes lectures, à toutes mes connaissances ; et je surpris mes hôtes quand, après le déjeuner, je leur déclarai que je prenais le premier train pour Londres.

« Mon cher docteur, s’écria sir Dominick avec un accent de véritable détresse, vous me faites sentir qu’en vous mêlant à cette malheureuse affaire j’ai manqué gravement aux devoirs de l’hospitalité. Je n’avais qu’à porter tout seul mon fardeau.

— Mais, protestai-je, c’est précisément cette affaire qui me ramène à Londres ; et vous vous méprenez, je vous assure, si vous croyez que mon aventure de la nuit dernière m’ait désobligé. Au contraire, je vais vous demander la permission de revenir ce soir et de passer une nuit de plus dans votre laboratoire. J’ai hâte de revoir votre visiteur. »

Mon oncle se montra fort anxieux de savoir mes intentions ; crainte de lui donner un faux espoir, je m’abstins de lui rien dire. Une fois dans mon cabinet de consultation, j’y rafraîchis mes souvenirs relativement à certain passage d’un livre récent sur l’occultisme qui m’avait frappé quand je l’avais lu.

« Dans le cas des esprits liés à la terre, disait cet ouvrage, il suffit, pour les rattacher à notre monde matériel, d’une idée dominante qui les obsède à l’heure de la mort. Ils sont les amphibies de cette existence et de la suivante, capables de passer de l’une à l’autre, comme la tortue passe de la terre à l’eau. Toutes sortes d’émotions violentes peuvent ainsi, enchaîner une âme à une vie désertée par le corps. Sont réputés susceptibles de produire cet effet : l’avarice, la rancune, la crainte, l’amour, la pitié. En thèse générale, un désir insatisfait en est la cause ; le désir une fois satisfait, les liens matériels se rompent. On cite force cas de la ténacité de ces visiteurs posthumes, et aussi de leur disparition immédiate quand ils ont obtenu ce qu’ils désirent ou quand, dans certains cas, une transaction raisonnable est intervenue. »

« Une transaction raisonnable… » C’étaient bien les mots qui m’avaient trotté par la tête toute la matinée, et que je vérifiais maintenant dans le texte. Accorder une pleine satisfaction à l’intéressé, il n’y fallait pas songer en l’espèce ; mais une transaction raisonnable ?… Sitôt que je pus trouver un train, je me transportai à l’hôpital maritime de Shadwell, où opérait comme chirurgien mon vieil ami Jack Hewett. Sans explication, je lui dis ce que je voulais.

« Une main brune ? s’étonna-t-il. Pourquoi diable ?

— Peu vous importe. Je vous le dirai un jour. Je sais que vous avez des Hindous plein vos salles.

— Sans doute. Mais une main… »

Il réfléchit une minute et pressa un bouton d’appel.

« Travers, dit-il à un interne, qu’a-t-on fait des mains du lascar que nous avons amputé hier ? Vous savez bien, cet individu de l’East India Dock qui fut pris par l’arbre d’une machine ?

— Elles sont dans la salle d’autopsie, monsieur.

— Emballez-en une dans des antiseptiques, et remettez-la au docteur Hardacre. »

Ainsi, je me trouvai de retour à Rodenhurst avant le dîner, avec le curieux butin rapporté de la ville. Je ne dis rien à sir Dominick ; mais je m’installai pour la nuit dans le laboratoire et plaçai la main du lascar dans l’un des bocaux, au pied du canapé.

Naturellement, intéressé comme je l’étais par mon expérience, je ne songeai pas à dormir. Assis sur ma couche, éclairé dans le dos par une lampe à abat-jour, j’attendis patiemment mon visiteur. Cette fois je le vis nettement tout de suite. Il apparut de l’autre côté de la porte, d’abord nébuleux, puis dessi-