Page:Doyle - La Main brune.djvu/26

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et les silhouettes des marins accroupis à l’entour. Finalement, cette unique clarté s’évanouit tout d’un coup, et la vaste lande retomba dans les ténèbres.

Mes liens étaient si serrés que je mis une bonne demi-heure et me cassai une dent avant de parvenir à les défaire. Je me proposais de gagner la ferme Purcell ; mais le nord et le sud se confondaient sous ce ciel d’encre, et j’errai plusieurs heures, frôlé par des passages de troupeaux, sans aucune certitude sur la direction à suivre, lorsque, enfin, une lueur parut à l’est, et que les ondulations rocheuses, grises dans le brouillard du matin, recommencèrent de rouler sur l’horizon, je connus que j’approchais de la ferme Purcell, et m’étonnai de voir, assez près devant moi, un autre homme marchant dans la même direction. D’abord, je me rapprochai de lui avec prudence. Mais, avant même que je l’eusse rejoint, son dos voûté, son pas chancelant, m’avaient fait reconnaître Enoch, le vieux domestique. Je me réjouis de le retrouver vivant. Les coquins l’avaient assailli, renversé, battu, dépouillé de son manteau et de son chapeau, et toute la nuit il avait, comme moi, marché au hasard dans l’ombre, cherchant du secours. Il fondit en larmes quand je lui dis la mort de son maître.

« Ce sont les hommes du Black-Mogul, dit-il. Oui, oui, je savais qu’ils voulaient sa perte.

— Mais d’où viennent ces hommes ?

— Vous êtes de sa famille… Je peux vous raconter ça. Voici les choses, sir. Votre oncle avait ses affaires d’épicerie à Stepney. Mais il avait aussi d’autres affaires. Il achetait autant qu’il vendait. Et, quand il achetait, il ne demandait jamais d’où venait la marchandise. Voilà qu’un steamer, parti du Sud-Afrique, vint à couler en mer. Du moins à ce qu’on nous dit. Le Lloyd’s paya la somme. Sur les inscriptions du bord figuraient quelques beaux diamants. Or, peu après, le brick Black-Mogul mouilla dans le port de Londres. Il avait ses papiers en ordre, et arrivait de Port-Elisabeth avec un chargement de peaux. Le capitaine, qui s’appelait Elias, vint voir le maître. Et que croyez-vous qu’il avait à vendre ? Eh bien ! sir, aussi vrai que je suis un pécheur, il avait un paquet de diamants, juste les mêmes qui s’étaient perdus avec ce bateau d’Afrique. Comment les avait-il eus ? Je ne sais pas. Le maître ne savait pas non plus, il ne chercha pas à savoir. Le capitaine, pour des raisons personnelles, avait hâte de s’en débarrasser. Il les remit au maître, comme vous remettriez un objet à une banque. Mais le maître eut le temps d’en devenir amoureux ; la provenance du Black-Mogul et des diamants ne lui semblait pas très nette ; de sorte que, quand le capitaine vint pour reprendre les pierres, le maître dit qu’il les croyait mieux placées dans ses mains. Je ne donne pas mon avis ; ce fut ce que dit le maître au capitaine Elias dans le sombre petit salon de Stepney. Ainsi lui arriva cet accident de la jambe et des trois côtes. Alors, le capitaine passa en jugement. Le maître, une fois rétabli, cru qu’il aurait la paix pour quinze ans ; et il quitta Londres. Mais, au bout de cinq ans le capitaine était dehors, et à sa recherche avec tous les gens qu’il avait ralliés. Prévenir la police, dites-vous ? Il y avait le pour et le contre ; et le maître ne s’en souciait guère plus qu’Elias lui-même. On finit, comme vous l’avez vu, par traquer le maître, par lui causer mille tourments ; et la solitude, qu’il pensait devoir le protéger, n’a fait que le perdre. Il fut dur pour bien des gens, mais bon pour moi, et du temps passera avant que je trouve un maître qui lui ressemble. »

L’aventure a un épilogue. Un étrange cutter, qui avait louvoyé le long de la côte, fut aperçu, au large, ce matin-là dans la mer d’Irlande. On suppose qu’il portait Elias et ses hommes. Le fait est qu’on n’entendit plus parler d’eux. L’enquête démontra que mon oncle avait sordidement vécu durant des années et qu’il laissait peu de chose. La notion du trésor qu’il portait avec lui d’une façon si extraordinaire fut, sans doute, la seule joie de son existence, et jamais, autant qu’il semble, il n’essaya de réaliser aucun de ses diamants. Ainsi, le déplorable renom qu’il avait de son vivant ne se racheta par aucun bienfait posthume ; et sa famille, également scandalisée par sa vie et par sa mort, a définitivement enterré sa mémoire.