Page:Doyle - La Main brune.djvu/44

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besoin de l’interroger pour savoir, car l’indignation la secouait toute, et elle battait l’air de ses mains en exposant ses griefs contre mon collègue.

« Voilà trois ans, Mr. Weld, criait-elle, trois ans qu’il assombrit notre seuil. Trois ans bien cruels pour moi ! Le collège avait alors cinquante élèves. À présent, il y en a vingt-deux. Telle est, en trois ans, l’œuvre de cet homme. Encore trois ans, et nous n’aurons plus un élève. Le docteur, cet ange de patience, vous voyez comme il le traite ! Et il ne mériterait pas de dénouer les cordons de ses chaussures ! Si ce n’était pour le docteur, je ne resterais certainement pas une heure de plus sous le même toit qu’un individu de cette espèce ! Je le lui ai dit en face, M. Weld. Ah ! si le docteur voulait lui faire plier bagage !… Mais j’en dis plus que je ne dois dire. »

Elle s’arrêta, non sans peine, et n’ajouta pas un mot. Se rappelant que j’étais presque un étranger, elle craignait d’avoir été indiscrète.

J’avais noté, à propos de mon collègue, une ou deux particularités curieuses. Celle-ci notamment : il faisait rarement de l’exercice. L’institution possédait dans ses dépendances un terrain pour les jeux, et Saint-James n’y paraissait jamais. Si les élèves sortaient, c’était le docteur Mc Carthy et moi qui les accompagnions. Saint-James alléguait une blessure au genou, vieille de quelques années, qui lui rendait la marche difficile. Pour moi, je l’accusais simplement de paresse, car il était d’un tempérament lourd et obèse. À deux reprises, cependant, je le vis, de chez moi, se glisser hors de la propriété la nuit, et, la seconde fois, je l’aperçus de bon matin qui rentrait à la dérobée par une fenêtre ouverte. Jamais il ne fit d’allusion à ces escapades ; mais en me démontrant que son histoire de genou était une fable, elles accrurent l’aversion et la méfiance qu’il m’inspirait. Je le sentais vicié jusqu’aux moelles.

Autre fait moins important, mais suggestif : durant les mois que je passai à Willow Lea House, il ne reçut guère de lettres ; et celles qu’il reçut, de loin en loin, venaient apparemment de fournisseurs. Je me lève généralement de bonne heure, et j’avais l’habitude, chaque matin, de prendre mon courrier dans le paquet déposé sur la table du vestibule. Je pouvais ainsi juger combien était rare la correspondance de Théophile Saint-James. Et je prêtais au fait une signification spécialement fâcheuse. Quelle sorte d’homme était-il celui-là qui, en trente ans d’existence, ne s’était pas fait un ami, petit ou grand, pour rester en communication avec lui à la vérité, par un phénomène sinistre, notre chef non seulement le tolérait, mais faisait même de lui son intime. Plus d’une fois, entrant dans une pièce, je les y trouvai causant confidentiellement ; ou bien ils se promenaient, bras dessus bras dessous en grande conversation, le long des sentiers du jardin. Je devins si curieux de connaître le lien qui les unissait que cette préoccupation, chez moi, finit par reléguer toutes les autres et par devenir le principal intérêt de ma vie. Au collège et hors du collège, aux repas, en récréation, je ne cessais plus d’observer le docteur Phelps Mc Carthy et Mr. Théophile Saint-James, ni de tâcher à pénétrer le mystère qui les enveloppait.

Ma curiosité, malheureusement, se trahit. Je n’eus pas l’art de cacher mes soupçons sur les rapports qui existaient entre ces deux hommes et sur la nature de l’autorité que l’un paraissait imposer à l’autre. Peut-être fut-ce ma manière de les observer, peut-être quelque question imprudente ; toujours il y a que je laissai trop clairement deviner mes pensées. Je sentis que Théophile Saint-James fixait sur moi un regard sombre et hostile. Je n’en augurai rien de bon, et ne fus pas surpris quand, le lendemain matin, le docteur Mc Carthy m’appela dans son cabinet.

« À mon grand regret, Mr. Weld, dit-il, je vais devoir me priver de vos services.

— Peut-être daignerez-vous me donner la raison de ce congé, répliquai-je, conscient d’avoir rempli de mon mieux mes obligations, et sachant qu’en fait de raisons on ne pouvait m’en donner qu’une.

— Je n’ai rien à vous reprocher, fit le docteur, dont les joues se colorèrent.

— Vous me renvoyez sur l’avis de mon collègue. »

Les yeux du docteur se détournèrent des miens.

« Ne discutons pas, Mr. Weld. Je ne peux pas discuter. Je vous rendrai justice