Page:Doyle - La Main brune.djvu/50

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encore distante d’un mille. La pieuvre londonienne l’avait graduellement rattrapée, puis enlacée, de ses tentacules de brique rouge. Cela finirait par l’absorption totale, qui permettrait aux constructeurs à bon marché d’élever une douzaine de villas à 80 livres par an sur le jardin en bordure. Et tandis que ceci me passait vaguement par la tête, un incident survint qui changea tout à fait le cours de mes pensées.

Un cab à quatre roues, cette honte de Londres, arrivait, grinçant et cahoté, tandis qu’approchait en sens contraire la lueur jaune d’une lanterne de cycliste. Encore qu’ils fussent les seuls objets en mouvement sur toute la longue route éclairée par la lune, ils allèrent se jeter l’un sur l’autre avec cette précision maligne qui détermine la rencontre de deux paquebots sur l’immense étendue de l’Atlantique.

Ce fut la faute du cycliste. Il voulut traverser devant le cab, prit mal ses distances, heurta l’épaule du cheval et tomba. Il se releva en pestant ; le cabman jura, puis s’avisant qu’on n’avait pas encore noté son numéro, il fouetta sa bête, et la lourde voiture se remit en branle. Le cycliste saisit les poignées de sa machine restée à terre, mais, tout à coup, il s’assit, et j’entendis une plainte :

« Seigneur ! »

Traversant la route, je fus tout de suite à son côté.

« Pas de mal ? demandai-je.

— Ma cheville, répondit-il. Rien qu’une entorse, j’espère. Mais c’est bien douloureux. Donnez-moi la main, voulez-vous ? »

Il était dans le cercle de la lanterne, et je remarquai, en l’aidant à se lever, que c’était un jeune homme d’aspect distingué, avec une légère moustache noire, de grands yeux bruns, inquiets et timides, et des joues creuses portant les signes d’une faible santé. Il se mit debout, mais sur un seul pied, et le moindre mouvement de l’autre lui arrachait un cri de souffrance.

« Impossible de le poser à terre.

— Où habitez-vous ?

— Là. »

Il désignait de la tête la grande maison noire dans le jardin.

« Je coupais vers la grille quand ce maudit cab me tomba dessus. Pourriez-vous me conduire à ma porte ? »

Je le fis sans peine. Je rangeai sa bicyclette à l’intérieur de la grille, et le soutins le long de l’allée, jusqu’en haut du perron donnant accès dans le vestibule. Il n’y avait de la lumière nulle part. L’endroit était morne comme si personne ne l’eût jamais habité.

« C’est bien. Merci beaucoup, dit-il, en fouillant avec sa clef dans la serrure.

— Permettez-moi de ne vous laisser que chez vous. »

Il protesta, avec plus de vivacité que d’énergie ; puis, se rendant compte qu’il ne pouvait se passer de mon aide, il ouvrit la porte. Le vestibule était d’un noir d’encre. Il y fit quelques pas, tant bien que mal, son bras toujours appuyé sur ma main.

« La porte à droite, » dit-il, en cherchant dans l’ombre.

J’ouvris la porte. Au même instant, il frotta une allumette. Une lampe se trouvait sur la table : nous l’allumâmes à nous deux.

« Ça va, maintenant, vous pouvez me laisser. Bonsoir. »

Là-dessus, il s’assit dans un fauteuil et perdit connaissance.

Ma situation devenait bizarre. À voir la pâleur du pauvre garçon, je n’aurais pas affirmé qu’il n’eût cessé de vivre. Bientôt, ses lèvres frémirent, sa poitrine se souleva ; mais ses yeux ne montraient encore que deux fentes blanches, et son visage restait livide. Inquiet de me sentir responsable, je tirai le cordon de sonnette. Un carillon furieux se fit entendre à distance. Mais il ne vint personne ; l’appel du timbre n’éveilla ni un mouvement ni un murmure. J’attendis, et sonnai de nouveau, sans plus de résultat. Il fallait, pourtant, qu’il y eût quelqu’un dans la maison. Ce jeune gentleman ne pouvait habiter seul cette immense demeure. Je devais prévenir les siens, et, s’ils ne répondaient pas à la sonnette, aller moi-même les relancer. Je saisis la lampe et me précipitai au dehors.

Ce que je vis me stupéfia : le hall était vide, l’escalier nu et jaune de poussière ; trois portes ouvraient sur des chambres spacieuses, et ces chambres n’avaient ni tapis ni tentures ; mais des toiles grises pendaient aux galeries des