Page:Doyle - La Main brune.djvu/6

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dans son comté natal de Wiltshire. Il acheta un domaine considérable, dépendant d’un ancien manoir, au bord de la plaine de Salisbury. Et il y consacrait ses vieux jours à l’étude de la pathologie comparée, qui avait été la marotte scientifique de sa vie et lui avait valu l’autorité d’un maître.

On imagine avec quelle émotion, dans la famille, nous apprîmes le retour de cet oncle riche et sans enfant. Quant à lui, sans pousser l’hospitalité à l’extrême, il ne laissa pas de reconnaître ce qu’il devait aux siens ; et chacun de nous successivement reçut une invitation à lui rendre visite. Visite mélancolique, au dire de mes cousins ; en sorte que j’éprouvai des sentiments assez mêlés lorsqu’à mon tour je me vis prié à Rodenhurst. L’invitation excluait si nettement ma femme que mon premier mouvement fut de refuser. Mais les intérêts de nos enfants méritaient réflexion ; si bien que, ma femme y consentant, je convins d’un après-midi d’octobre pour ma visite à Wiltshire. Je n’en prévoyais guère les conséquences.

La propriété de mon oncle était située à la limite de la plaine labourable, là où commencent à s’arrondir les hauteurs crayeuses qui caractérisent cette contrée. Tandis qu’à partir de la station de Dinton une voiture m’emmenait dans la lumière déclinante de ce jour d’automne, je subissais fortement l’étrangeté du décor. Les monuments des âges préhistoriques écrasaient de leur énormité les quelques chaumières paysannes éparses dans la campagne, tellement qu’ici le présent faisait l’effet d’un songe, tandis que le passé semblait l’importune et toute-puissante réalité. La route serpentait dans des vallées, entre des successions de mamelons herbeux, découpés et disposés à leur crête selon un plan de fortification très méthodique, les uns circulaires, les autres carrés, tous de taille à braver les vents et les pluies de plusieurs siècles. Que ces travaux soient d’origine romaine ou britannique, c’est ce qu’en fin de compte on n’a jamais éclairci, non plus que la raison qui a fait tendre sur ce coin de pays un tel réseau de défenses. Çà et là, sur les longues pentes lisses, couleur d’olive, s’érigeaient de petits tertres ronds ou tumuli. Ils gardent les cendres de la race qui tailla si profondément ces collines : une jarre remplie de poussière représente un homme qui lutta sous le soleil.

Telle était la contrée peu banale que je traversais pour rejoindre la résidence de mon oncle Rodenhurst. La maison s’adaptait à son cadre. Deux piliers en mauvais état, portant les traces des intempéries et surmontées d’emblèmes héraldiques mutilés, flanquaient l’entrée d’une allée mal entretenue. À travers les ormes qui la bordaient sifflait une bise froide ; des feuilles mortes tourbillonnaient dans l’air. Sous l’arcade obscure des arbres, à l’autre bout de l’allée, une lampe brillait d’un éclat fixe. Je pus, à la demi-clarté du crépuscule, distinguer un long bâtiment bas projetant deux ailes irrégulières, avec des avant-toits profonds, des combles en croupe, et des murs à pans de bois entrecroisés dans le style des Tudors. La lueur joyeuse d’un feu dansait derrière les treillis d’une grande fenêtre, à la gauche d’un porche bas. Je devinai à cette particularité le cabinet de mon oncle ; et ce fut là qu’en effet le maître d’hôtel m’introduisit auprès de lui.

Je le trouvai pelotonné près de son feu, car le froid humide de l’automne anglais le glaçait aux moelles. Il n’avait pas allumé sa lampe ; mais le reflet pourpre des braises me montra une large figure abrupte, un nez et des joues de Peau-Rouge, et, courant des yeux au menton, mille profondes crevasses, sinistres indices d’une secrète nature volcanique. Il se leva vivement à mon entrée, avec une courtoisie qui tenait presque d’une autre époque, et me souhaita chaleureusement la bienvenue. On fit de la lumière : je pus alors me rendre compte que deux yeux scrutateurs me guettaient sous la broussaille des sourcils, comme des éclaireurs sous un buisson, et que cet oncle exotique était en train de fouiller dans mon caractère avec l’aisance d’un observateur averti et l’expérience d’un homme du monde.

De mon côté, je ne m’arrêtais pas de le regarder ; car je n’avais jamais vu un homme dont l’aspect méritât davantage l’examen. Bâti en colosse, il avait dépéri au point que son pardessus tombait lamentablement raide du haut de deux vastes épaules saillantes. La maigreur consumait ses membres énormes. Je considérais malgré moi ses poignets bosselés,