Page:Doyle - La Main brune.djvu/65

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étaient trop nombreux pour moi, et je respirai lorsque enfin on arriva pour les empêcher de me mettre en pièces. On m’empoigna, on me traîna jusque dans la chambre d’où je sortais.

« Est-ce l’homme, Votre Seigneurie ? » demanda le plus âgé de la bande, que j’appris plus tard être le maître d’hôtel.

Penchée sur le corps, elle se cachait les yeux avec un mouchoir. Brusquement, elle tourna vers moi un visage de furie. Ah ! quelle comédienne que cette femme !

« Oui, oui, c’est bien l’homme, hurla-t-elle. Ah ! canaille ! canaille ! traiter ainsi un vieillard ! »

Il y avait là un individu qui semblait un constable du village. Il mit sa main sur mon épaule.

« Qu’avez-vous à répondre ? interrogea-t-il.

— Que c’est elle qui a fait ça, m’écriai-je, en désignant la femme dont les yeux ne sourcillèrent pas une fois devant les miens.

— Allons, allons ! dit-il, à d’autres ! » Et l’un des domestiques me frappa du poing.

« Je vous dis que je l’ai vue, protestai-je. Je l’ai vue donner deux coups de couteau à cet homme. Elle l’a tué après m’avoir aidé à le voler. »

Le domestique fit encore mine de me battre ; mais elle étendit la main.

« Pas de violence, dit-elle, la justice fera son œuvre.

— Que Votre Seigneurie s’en rapporte à moi, dit le constable. Votre Seigneurie, n’est-ce pas, a vu le crime ?

— De mes propres yeux vu. Ce fut horrible. Nous entendîmes du bruit et nous descendîmes. Mon pauvre mari marchait devant moi. L’homme avait ouvert une des vitrines et remplissait le sac de cuir noir qu’il tenait à la main. Il bondit devant nous pour fuir. Mon mari l’arrêta. Dans la lutte, lord Mannering reçut deux coups de couteau. Si je ne me trompe, l’arme est encore dans la blessure. Et voyez le sang sur les mains du meurtrier !

— Voyez-le sur ses mains à elle ! ripostai-je.

— Elle a tenu la tête de Sa Seigneurie, coquin effronté ! » dit le maître d’hôtel.

À ce moment, un groom entrait, portant le sac que j’avais jeté dans ma fuite.

« Voici, dit le constable, le sac même dont parlait Votre Seigneurie. Et voici, dedans, les médailles. Cela me suffit. Nous garderons l’homme ici cette nuit, et demain l’inspecteur et moi l’emmènerons à Salisbury.

— Pauvre diable ! dit la femme. Pour ma part, je lui pardonne le mal qu’il me fait. Qui sait quelle tentation peut l’avoir poussé au crime ? Sa conscience et la loi lui assurent un châtiment que je ne veux pas rendre plus cruel par mes reproches. »

Je ne trouvai rien à répondre. Non, monsieur, je ne trouvai rien, tellement cette femme me stupéfiait pas son assurance ; et dans un silence qui semblait lui donner raison, je laissai le maître d’hôtel et le constable me traîner jusqu’au cellier, où l’on m’enferma pour la nuit.

Je vous ai dit, monsieur, toute la série d’événements qui aboutirent à l’assassinat de lord Mannering par sa femme, la nuit du 14 septembre de l’année 1894. Peut-être, comme le constable de Mannering-Towers et le juge des assises, ne tiendrez-vous aucun compte de mes allégations. Ou peut-être y reconnaîtrez-vous l’accent de la vérité ; et vous m’écouterez, et vous vous ferez pour jamais le nom d’un homme qui ne s’embarrasse pas de considérations personnelles quand il s’agit de justice. Je n’espère qu’en vous, monsieur. Si vous me lavez de cette accusation mensongère, je vous bénirai comme jamais un homme n’en bénit un autre. Au contraire, si vous vous détournez de moi, je vous donne ma parole que d’ici à quelques semaines je me serai pendu aux barreaux de ma cellule, et que, dorénavant, pour peu que cela ait jamais été permis à quelqu’un, je reviendrai dans tous vos rêves. Ce que je demande est très simple. Renseignez-vous sur cette femme, contrôlez l’emploi de l’argent dont elle est devenue maîtresse, vérifiez l’existence de cet Edouard que je prétends être mêlé à sa vie. Et si, de la sorte, vous apprenez quelque chose qui vous montre la vraie nature de la personne ou qui vous semble corroborer l’histoire que je vous ai dite, je sais pouvoir compter sur votre cœur pour prendre pitié d’un innocent.