Page:Doyle - La Main brune.djvu/68

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le danger de sa situation ; devant lui se levait, pour l’emplir de dégoût et l’affoler, l’image de la vieille mère à bonnet blanc qu’il avait laissée en Angleterre, et dont il se rappelait la fierté le jour où il avait été nommé à son emploi. Incapable de dormir, il se retournait sur son lit, quand son domestique japonais entra dans sa chambre. Hanté par l’idée d’une catastrophe, Mc Evoy en attendit un moment la nouvelle. Il chercha son revolver, et, la gorge serrée, écouta le domestique.

Jelland était en bas et demandait à le voir.

Que lui voulait Jelland à cette heure ? Il se vêtit en toute hâte, s’élança dans l’escalier, et vit, à la clarté douteuse d’une bougie, son ami, très pâle, qui s’efforçait de sourire et tenait un billet à la main.

« Désolé de venir ainsi vous éveiller, Willy, dit Jelland. J’espère que personne ne nous écoute ? »

Mc Evoy hocha la tête. Il n’avait pas la force d’articuler une syllabe.

« Eh bien, voilà : finie la partie ! J’ai, trouvé ce mot en rentrant. Moore me prévient qu’il arrive lundi pour vérifier les livres. Comme délai, c’est court.

— Lundi ! bégaya Mc Evoy. Et nous sommes à vendredi !

— À samedi matin trois heures, mon enfant. Ce qui fait peu de temps pour nous retourner.

— Nous sommes perdus ! s’écria Mc Evoy.

— Nous ne tarderons pas à l’être si vous commencez vos histoires, répliqua Jelland d’un ton aigre. Tâchez donc de m’écouter, Willy, et nous nous sauvons encore.

— Oui, oui, je vous écoute.

— J’aime mieux ça ! Où avez-vous le whisky ? L’heure est drôlement choisie pour vous dire de dresser l’échine ; mais pas de ménagements envers nous-mêmes, ou c’est fait de nous ! Et d’abord, je pense que nos relations nous créent quelques devoirs, n’est-ce pas ? »

Mc Evoy regardait Jelland avec des yeux fixes.

« Nous devons ou rester debout ou tomber côte à côte. Après ça, je n’ai, personnellement, aucune intention d’aller m’asseoir sur un banc d’assises, Comprenez-vous ? Je demande qu’à vous le jurer. Et vous ?

— Que voulez-vous dire ? demanda Mc Evoy, reculant.

— Mais, mon cher, que nous pouvons avoir à mourir tous les deux. Simple affaire d’une détente que l’on presse. Je jure qu’on ne me prendra jamais vivant. Le jurez-vous ? Sinon, je vous abandonne à votre sort.

— C’est bien, je ferai ce que vous jugerez préférable.

— Vous le jurez ?

— Oui.

— Il faut que vous soyez prêt à tenir votre parole. Nous avons deux jours francs pour prendre toutes nos mesures. La barque Matilda est à vendre, toute parée, avec une provision de conserves à bord. Nous l’achèterons demain matin, nous nous procurerons tout ce dont nous aurons besoin et nous prendrons le large. Mais, auparavant, nous aurons soin de « nettoyer » tout ce qui reste au bureau. Il y a cinq mille souverains dans le coffre. Dès la nuit tombée, nous les porterons à bord et nous tenterons de gagner la Californie. Inutile d’hésiter, mon petit, car nous n’avons pas à chercher ailleurs. C’est cela et pas autre chose.

— Comptez sur moi.

— À la bonne heure ! Et tâchez de vous composer pour demain une autre figure. Car si Moore se doutait de quelque chose et nous tombait dessus avant lundi, alors… »

Il tapa sur la poche de son veston et ses yeux prirent une expression sinistre.

Le lendemain, leur plan s’exécuta sans anicroche. Ils se rendirent à bon compte acquéreurs de la Matilda. Évidemment, c’était un bien petit bateau pour un si long voyage ; mais, plus grand, deux hommes n’auraient pu songer à le manœuvrer. Ils l’approvisionnèrent d’eau dans la journée, et, le soir, ayant emporté l’argent du bureau, ils le cachèrent dans la cale. Avant minuit, ils avaient réuni tout ce qui leur appartenait sans éveiller aucun soupçon. Ils quittèrent le mouillage à deux heures du matin et se faufilèrent discrètement entre les autres navires. On les aperçut, cela va de soi ; mais on les prit pour des yachtsmen un peu pressés de faire une fugue dominicale ; et personne n’imagina que cette fugue dût avoir pour terme la côte américaine à l’extrémité nord du Pacifique. Halant et peinant,