Page:Doyle - La Main brune.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

ses longues mains noueuses. Mais ce qu’il y avait de plus remarquable chez lui, c’étaient les yeux, ces yeux bleus limpides qui vous épiaient à la dérobée ; et non pas seulement à cause de leur couleur, ni à cause des sourcils derrière lesquels ils semblaient en embuscade, mais à cause de l’expression que j’y pouvais lire. Car la physionomie du personnage était hautaine, comme ses allures, et l’on se fût attendu à trouver dans ses yeux une arrogance correspondante : au contraire, j’y découvrais le regard qui dit une âme intimidée et opprimée, le regard furtif et anxieux du chien dont le maître prend la cravache. Je n’eus qu’à voir ces yeux, si lucides à la fois et si humbles, pour former mon diagnostic : je jugeai mon oncle atteint d’une maladie mortelle, conscient d’un risque permanent de mort subite, et terrorisé par cette idée. En quoi je me trompais, comme la suite m’en fournit la preuve. Je n’ai noté le détail que pour aider à comprendre le regard qui m’apparut dans ses yeux.

Il me fit, ai-je dit, un accueil plein de bonne grâce. Une heure plus tard environ, je me trouvais assis entre sa femme et lui devant un dîner copieux, à une table couverte de friandises piquantes et bizarres ; un domestique oriental, vigilant et diligent, se tenait derrière sa chaise. Le vieux couple en était arrivé à cette heure tragique de l’existence où deux époux, ayant perdu ou disséminé derrière eux leurs intimes, se retrouvent comme à leur point de départ, seuls, face à face, leur œuvre accomplie, et tout proches de leur terme. Ceux qui ont atteint ce stade dans la paix et l’amour, ceux qui peuvent changer leur hiver en un tiède été de l’Inde, ceux-là ont traversé victorieusement l’épreuve de la vie. Lady Holden était une petite femme alerte, au regard plein de bienveillance, et ce regard parlait en faveur de sir Dominick lorsqu’il se posait sur lui. Pourtant, si leurs yeux disaient une mutuelle affection, ils disaient aussi une horreur mutuelle ; et je discernais sur sa figure, à elle, un reflet de cette secrète épouvante que j’avais reconnue chez lui. Leur conversation était tantôt gaie, tantôt triste ; mais leur gaîté avait quelque chose de factice, au lieu que le caractère naturel de leur tristesse m’avertit qu’à mes côtés battaient deux cœurs gonflés de peine.

Nous nous attardions à table après le dîner, et les domestiques allaient quitter la salle, quand la conversation prit un tour dont je remarquai immédiatement l’effet sur mon hôte et mon hôtesse. Je ne me rappelle pas comment nous vînmes à parler de surnaturel ; mais je fus amené à déclarer que, comme bien des neurologistes, je m’étais beaucoup attaché à l’anormal en matière psychique. Et je conclus en narrant mes expériences du temps où, comme membre de la Société des recherches psychiques, j’avais fait partie d’un comité de trois personnes qui passa la nuit dans une maison hantée. Nos aventures n’avaient rien de palpitant ni de convaincant ; mais, tel quel, le récit en parut intéresser au plus haut point mes auditeurs. Ils m’écoutaient muets et tendus, et je surpris entre eux un regard d’intelligence dont le sens m’échappa. Puis, lady Holden, se levant, quitta la pièce.

Sir Dominick poussa devant moi la boîte de cigares, et nous restâmes un moment à fumer sans rien dire. Sa grande main desséchée se contractait quand il portait le manille à ses lèvres. Évidemment, ses nerfs vibraient comme des cordes de violon. Mon instinct m’avertissait que j’étais à deux doigts d’une confidence intime, et je craignais, en parlant, de tout compromettre. À la fin, il se tourna vers moi avec un geste convulsif, comme un homme qui jette au vent son dernier scrupule.

« Si fraîche que soit encore notre connaissance, j’ai idée, docteur Hardacre, que vous êtes l’homme même que je désirais rencontrer.

— Enchanté, sir, de vous l’entendre dire.

— Vous me semblez un esprit froid et pondéré. Dispensez-moi de compliments ; les circonstances sont trop graves pour que nous puissions nous passer de franchise. Vous avez, sur ces questions de surnaturel, des notions spéciales ; vous les considérez évidemment de ce point de vue philosophique où elles excluent toute terreur vulgaire, je présume qu’une apparition ne vous effraierait pas ?

— Il me semble.

— Elle vous intéresserait peut-être ?

— Vivement.

— Comme observateur psychique, vous l’étudieriez de la même façon impersonnelle qu’un astronome le passage d’une comète ?