Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/100

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Quand je sortis de mon évanouissement — qui ne dut guère durer, je crois, plus de quelques minutes, — je fus saisi par une odeur fétide. J’étendis mes deux mains dans les ténèbres : l’une se ferma sur un os, tandis que l’autre s’arrêtait sur un gros tas qui me parut être de la viande. Au-dessus de moi, un rond de ciel étoilé me montrait que j’étais au fond d’une fosse. Tant bien que mal, je me levai et me tâtai. Je me sentais raidi, endolori des pieds à la tête, mais enfin je remuais les membres, je pliais les jointures. Peu à peu, mes idées s’éclaircissant, les circonstances de ma chute me revinrent. Je levai les yeux avec épouvante, certain de voir se découper sur le ciel pâlissant la face du monstre. Elle n’était pas là. Nul bruit ne se faisait entendre. Alors, je commençai de tourner lentement, à l’aveuglette, essayant de comprendre ce que pouvait être la fosse qui m’avait si opportunément engouffré.

Elle avait des parois en pente raide, et un fond uni qui pouvait mesurer vingt pieds de large. Ce fond était jonché de quartiers de viande, arrivés pour la plupart au dernier degré de la décomposition. Ils empoisonnaient l’atmosphère. En tâtonnant dans cette pourriture, je rencontrai quelque chose de dur et m’avisai qu’il y avait un piquet très solidement planté au centre de la fosse. Il était si haut que ma main n’en trouvait pas le bout, et il semblait enduit de graisse.

Je me rappelai brusquement que j’avais dans ma poche une boîte d’allumettes de cire. J’en frottai une, ce qui me permit d’avoir tout de suite une opinion sur la fosse dans laquelle j’avais chu. Impossible de m’y tromper : c’était un piège, et un piège fait de main d’homme. Le piquet du centre, long de neuf pieds, et très aiguisé à son extrémité supérieure, était noir du sang des animaux qui s’y étaient empalés. Les restes épars dans le fond étaient ceux des victimes, qu’on avait découpées pour en débarrasser l’épieu à l’intention du premier qui viendrait encore s’y prendre. Challenger prétendait que l’homme ne pouvait exister sur le plateau, car, pour se défendre contre les monstres qui l’infestaient, il n’aurait eu que de trop faibles armes : eh bien, ceci démontrait le contraire. Les cavernes habitées par l’homme lui offraient, avec leurs ouvertures basses, un refuge impénétrable aux grands sauriens ; cependant, grâce à un cerveau développé, il imaginait ces pièges tendus sur le passage des animaux, et qui lui permettaient de les détruire en dépit de leur agilité et de leur force. L’homme restait le maître.

Escalader la paroi oblique ne demandait qu’un peu de souplesse ; mais j’hésitai longtemps avant d’aller m’exposer à une atteinte qui avait failli m’être mortelle. Savais-je si le plus proche buisson ne dissimulait pas une embuscade ? Je m’enhardis cependant, au souvenir d’une conversation entre Challenger et Summerlee. Tous les deux s’accordaient à reconnaître que ces monstres n’avaient pour ainsi dire pas de cerveau, qu’il n’y avait pas de place pour l’intelligence dans les étroites cavités de leurs crânes, et que, s’ils avaient disparu du reste de la terre, c’était assurément à cause de leur stupidité, qui les avait empêchés de s’adapter aux conditions changeantes de l’existence.

Que l’animal qui m’avait poursuivi me guettât, cela eût signifié qu’il se rendait compte de ce qui m’arrivait, et qu’il était donc capable d’établir, dans quelque mesure, la relation de cause à effet. N’avais-je pas lieu d’admettre comme plus vraisemblable qu’un animal sans cerveau, n’obéissant qu’à un vague instinct de rapine, devait, après ma disparition, avoir abandonné la poursuite, et, sa surprise passée, être parti en quête d’une autre proie ? Je grimpai jusqu’au bord de la fosse. Les étoiles s’éteignaient, le ciel blanchissait, le vent frais du matin me caressa la figure. Rien, à mes yeux ni à mes oreilles, ne dénonçait la présence de mon ennemi. Je me glissai lentement au dehors, m’assis par terre, et demeurai là un certain temps, prêt à bondir dans mon trou au premier signe de danger. Puis, rassuré par la tranquillité qui m’environnait et par la montée de la lumière, je pris à deux mains mon courage et j’enfilai le sentier par où j’étais venu. En passant, je ramassai mon fusil ; après quoi ayant retrouvé le ruisseau qui me servait de guide, je me hâtai dans la direction du camp, non sans jeter, de temps en temps, derrière moi, un regard effrayé.

Le bruit sec d’un coup de feu lointain retentit à l’improviste dans l’air calme. Je m’arrêtai, j’écoutai : il ne fut suivi d’aucun autre. Un instant, je me demandai avec angoisse si quelque brusque danger ne venait pas de fondre sur mes compagnons. Mais je m’avisai d’une explication plus simple et plus naturelle : il faisait maintenant grand jour ; nul doute qu’on n’eût remarqué mon absence ; on me croyait probablement égaré dans les bois, et le