Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/111

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Sauvés, eux aussi ! dit-il. Vous nous avez tous arrachés aux griffes de la mort. Ma parole, voilà qui s’appelle de la besogne bien faite.

— Admirable ! renchérit Challenger, admirable ! Ce n’est pas nous seuls, individuellement, qui avons contracté envers vous une dette de gratitude, c’est, collectivement, la science européenne. Je n’hésite pas à proclamer que la disparition du professeur Summerlee et la mienne eussent fait un vide dans l’histoire de la Zoologie moderne. Notre jeune ami et vous-même avez excellemment travaillé.

Il nous illuminait d’un sourire paternel. Mais la science européenne eût été quelque peu surprise si elle avait vu ces fils de dilection, son espoir, ainsi accommodés, avec leur chevelure ébouriffée, leur poitrine nue et leurs vêtements en guenilles. Challenger, assis, tenait entre ses genoux une boîte de conserve, et, dans ses doigts, un grand morceau de mouton d’Australie frigorifié. Les Indiens, en l’apercevant, jetèrent un cri, et s’accrochèrent de plus belle aux genoux de lord John.

— N’ayez donc pas peur, mes enfants, dit-il, en tapotant devant lui une tête nattée. Parbleu, Challenger, votre mine l’impressionne et il y a de quoi. Voyons, petit, c’est un homme, rien qu’un homme, comme nous tous.

— Vraiment, Monsieur !… protesta le professeur.

— Eh bien, mais, Challenger, félicitez-vous de sortir un peu de l’ordinaire. Sans votre ressemblance avec le roi…

— Ma parole, lord John Roxton, vous prenez des licences !…

— Je constate un fait.

— S’il vous plaît, Monsieur, changeons de sujet. Vos réflexions sont aussi déplacées qu’inintelligibles. Nous avons à nous occuper de ces Indiens. Que faire ? Le mieux serait évidemment de les reconduire chez eux, si nous pouvions savoir où ils habitent.

— Quant à ça, pas difficile, dis-je. Ils vivent dans des cavernes, de l’autre côté du lac central.

— Notre jeune ami l’a effectivement vérifié. Je présume qu’il doit y avoir une certaine distance.

— Vingt bons milles.

— Pour ma part, grogna Summerlee, jamais je ne pourrai aller jusque-là. Et tenez ! j’entends encore ces brutes. Elles nous traquent.

Au fond des bois, très loin, retentissait le cri des hommes-singes. Les Indiens gémirent de frayeur.

— Il faut que nous décampions, et vite, dit lord John. Vous aiderez Summerlee, jeune homme. Ces Indiens porteront les provisions. Filons avant qu’on nous surprenne !

Moins d’une demi-heure nous suffit pour atteindre le fourré où nous avions déjà, lord John et moi, trouvé un abri ; et nous nous y cachâmes. Tout le jour, nous entendîmes, dans la direction du camp abandonné, les appels excités des hommes-singes ; mais aucun ne se montra dans notre direction, et tous, blancs et rouges, nous goûtâmes les douceurs d’un long sommeil. Je somnolais encore le soir quand je me sentis secoué par la manche ; et je vis Challenger agenouillé près de moi.

— Monsieur Malone, fit-il d’un ton grave, vous tenez un journal de l’expédition et comptez le publier un jour.

— Je ne suis ici que comme membre de la presse, répondis-je.

— Exactement. Peut-être avez-vous entendu certaines réflexions assez impertinentes de lord John Roxton paraissant indiquer quelque… quelque ressemblance…

— Je les ai entendues.

— Inutile de vous dire que toute publicité donnée à ces paroles, toute légèreté de votre part dans le récit des événements, me seraient une offense.

— Je m’en tiendrai à la stricte vérité.

— Lord John a souvent de ces remarques fantaisistes ; et rien ne lui ressemble autant que d’attribuer les plus absurdes raisons au respect que les races les plus arriérées manifestent en toute occasion pour la dignité et le caractère. Vous saisissez ?

— Parfaitement.

— Je m’en remets à votre discrétion.

Il se tut un moment, puis :

— Le roi des hommes-singes était vraiment une créature distinguée, une personnalité d’une intelligence et d’une beauté remarquables : cela sautait aux yeux, n’est-ce pas ?

— Tout à fait remarquables, dis-je.

Et le professeur, rassuré, s’allongea de nouveau pour dormir.


CHAPITRE XIV
Les vraies conquêtes


Nous nous figurions que les hommes-singes ignoraient notre retraite dans la