Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/115

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Challenger et Summerlee me soulevaient d’un air inquiet, et sous leur masque de science j’eus le temps d’entrevoir des âmes humaines. C’était surtout le choc qui avait causé ma syncope. Je n’avais pas de blessure ; au bout d’une demi-heure j’étais sur pieds, avec une assez forte migraine et quelque raideur dans le cou, mais prêt à toute éventualité.

— Pour un peu, vous y restiez, mon garçon ! me dit lord John. En entendant votre cri, je me mis à courir ; mais quand je vous vis, la tête tordue et sortant presque des épaules, gigoter dans le vide, je crus bien que j’arrivais trop tard. Dans mon agitation, je manquai la bête ; mais elle vous lâcha tout de même et disparut comme un éclair. By George ! que n’ai-je avec moi cinquante hommes avec des rifles ! J’aurais vite purgé le pays de cette infernale clique et je le laisserais plus propre que nous ne l’avons trouvé !

Ainsi, les hommes-singes nous avaient découverts ; ils nous surveillaient de partout. À la rigueur, pendant le jour, nous n’avions pas trop à craindre de leur voisinage ; mais ils ne passeraient probablement pas la nuit sans nous attaquer ; mieux valait déguerpir au plus vite. Sur trois côtés régnait la forêt, où nous risquions de tomber dans quelque embûche ; sur le quatrième, qui descendait vers le lac, il n’y avait que de la brousse, avec quelques arbres épars, et, de loin en loin, une clairière. C’était la route même que j’avais prise dans mon voyage solitaire, et elle menait droit aux cavernes des Indiens ; tout nous commandait de la prendre.

Nous avions un regret : celui de laisser notre camp derrière nous, non seulement parce qu’il y restait une partie de nos provisions, mais parce que nous perdions le contact avec Zambo, qui seul nous rattachait encore au monde. D’ailleurs, avec nos quatre fusils et le nombre de cartouches dont nous disposions, nous avions, pour un certain temps, de quoi compter sur nous-mêmes, et nous espérions, la chance aidant, pouvoir revenir bientôt et rétablir nos communications avec le nègre. Il avait promis de rester à son poste : il tiendrait sa parole.

Nous partîmes de bonne heure dans l’après-midi. Le jeune chef marchait à notre tête comme guide ; mais il refusa avec indignation de porter aucun fardeau. Derrière lui venaient les deux Indiens survivants, chargés de nos provisions, hélas ! bien réduites. Lord John, les deux professeurs et moi, nos rifles chargés, nous formions l’arrière-garde. Au moment où nous nous mettions en route, les hommes-singes poussèrent soudain un grand cri, soit qu’ils triomphassent de notre départ, soit qu’ils voulussent insulter à notre fuite. Nous nous retournâmes. L’écran vert des arbres, derrière nous, demeurait impénétrable, mais cette clameur, en se prolongeant, nous disait combien il dissimulait de nos ennemis. Ceux-ci, néanmoins, ne firent pas mine de nous poursuivre ; nous débouchâmes bientôt en terrain libre ; nous leur échappions.

Tout en tirant la jambe à l’extrême arrière-garde, je regardais mes trois compagnons me précéder, et je ne pouvais m’empêcher de sourire. Était-ce bien là ce fastueux lord John Roxton que j’avais vu, un soir, à l’Albany, parmi ses tapis de Perse et ses tableaux, dans le rayonnement rose des ampoules électriques ? Était-ce bien là l’imposant professeur qui s’épanouissait derrière un grand bureau, dans le massif cabinet d’Enmore Park ? Et cet autre, enfin, était-ce bien le personnage pincé, austère, qui avait surgi au meeting de l’Institut Zoologique ? Trois vagabonds rencontrés dans un petit chemin du Surrey n’auraient pu avoir l’air plus minable. Sans doute, nous n’étions sur le plateau que depuis une semaine ; mais nous avions laissé en bas nos vêtements de rechange, et la semaine nous avait tous sévèrement traités, moi pourtant moins que les autres, car je n’avais pas eu à subir comme eux les violences des hommes-singes. Mes trois amis avaient perdu leurs chapeaux ; leurs vêtements pendaient en loques autour d’eux ; leurs visages souillés, noirs de barbe, étaient à peine reconnaissables. Summerlee et Challenger boitaient ; moi-même, qui me ressentais de ma chute, je me traînais plus que je ne marchais et j’avais le cou aussi raide qu’une planche. C’était, en vérité, un triste équipage que le nôtre, et je ne m’étonnais pas si, parfois, les Indiens nous considéraient avec une stupeur mêlée d’horreur.

Vers la fin de la journée, nous arrivâmes au bord du lac. Comme nous quittions la brousse et venions de découvrir la nappe liquide, nos amis indigènes, poussant des hurlements de joie, se mirent tous à nous désigner par de grands gestes une même direction devant eux. Nous eûmes alors le plus imprévu des spectacles : toute une flottille de canots, glissant sur la surface polie, s’en venait droit vers la rive que