Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/126

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Je rends visite à mes amis les ptérodactyles.

— Pourquoi cela ?

— Ce sont des bêtes intéressantes, savez-vous. Mais combien insociables ! Elles vous ont une manière d’accueillir les étrangers ! Vous vous rappelez bien ? Aussi me suis-je affublé de cette carcasse, qui me préserve de leurs attentions trop pressantes.

— Mais enfin, que cherchez-vous dans le marais ?

Il me regarda d’un air interrogateur, et je lus un peu d’hésitation sur sa figure.

— Croyez-vous, dit-il enfin, qu’il n’y ait que les professeurs qui veuillent s’instruire ? J’étudie ces chers mignons. Que cela vous suffise !

— Je ne pensais pas vous offenser, dis-je.

Sa bonne humeur lui revint.

— Non, vous ne m’avez pas offensé, jeune homme. Je tâche de me procurer pour Challenger un de ces poussins du diable. Mais je ne tiens pas à votre compagnie. Je suis en sûreté là-dedans et vous ne l’êtes pas. À tout à l’heure. Je rentrerai vers le soir.

Il me planta là pour rentrer dans sa cage et repartir à travers le bois.

Si la conduite de lord John, en ce temps-là, me causa quelque surprise, je n’en dirai pas moins de celle de Challenger. Il exerçait une véritable fascination sur les femmes indiennes, et il portait toujours une grande palme avec laquelle il les écartait comme des mouches quand elles s’attachaient trop à lui. De le voir, cet insigne d’autorité dans la main, s’avancer à la façon d’un sultan d’opéra-comique, la barbe en avant, les orteils pointant à chaque pas, tandis que derrière lui se pressait un cortège de jeunes Indiennes aux grands yeux, vêtues de minces draperies tissées avec des fibres d’écorce, c’est l’un de mes souvenirs les plus grotesques. Quant à Summerlee, absorbé par les oiseaux et des insectes, il passait tout son temps — sauf la partie fort considérable qu’il en réservait pour injurier Challenger, coupable de ne pas nous tirer d’embarras, — à préparer et monter ses spécimens.

Challenger marchait seul. De temps à autre, il revenait solennel, grave, en homme qui porte sur les épaules tout le fardeau d’une grande entreprise. Un jour, tenant sa palme et traînant sur ses pas la foule de ses dévotes, il nous mena jusqu’à la place secrète dont il avait fait son cabinet de travail.

C’était une petite clairière au centre d’une palmeraie. Il s’y trouvait un de ces geysers de boue que j’ai eu l’occasion de décrire. Au bord du geyser avaient été disposées un certain nombre de lanières de cuir taillées dans la peau d’un iguanodon, et aboutissant toutes à une immense poche membraneuse qui était simplement l’estomac d’un des grands poissons-lézards pêchés dans le lac. Cette poche, cousue à l’une de ses extrémités, ne conservait à l’autre qu’un étroit orifice, où étaient insérées plusieurs cannes de bambous reliées à des entonnoirs d’argile qui recueillaient les gaz du geyser. La poche commença peu à peu de se détendre ; bientôt, elle montra une telle propension à s’enlever que Challenger, pour la maintenir, dut nouer aux arbres le bout des lanières. Une demi-heure après elle était devenue un ballon de bonne taille, dont nous mesurions la force ascensionnelle considérable à la façon dont il tirait sur ses attaches. Challenger, ému comme un père en présence de son premier-né, regardait son œuvre avec satisfaction, muet, souriant et peignant sa barbe. Summerlee, le premier, rompit le silence.

— Vous n’espérez pas que nous partions avec ça, Challenger ? dit-il d’une voix acide.

— J’espère, mon cher Summerlee, qu’après la démonstration que je vous aurai faite du pouvoir de mon ballon, vous n’hésiterez pas à vous confier à lui.

— Ôtez-vous vite, cette idée de la tête, répliqua Summerlee avec décision. Rien au monde ne saurait m’induire à un acte aussi déraisonnable. J’aime à croire, lord John, que vous n’encouragez pas une telle folie ?

— Bigrement ingénieux ! dit lord John. J’aimerais voir fonctionner cette machine.

— Vous le verrez, dit Challenger. Pendant plusieurs jours, j’ai appliqué toutes mes facultés cérébrales à résoudre le problème de notre descente. Nous savions qu’il n’existait pas de chemin pour quitter le plateau. Nous savions aussi qu’entre le plateau et l’aiguille rocheuse d’où nous sommes venus nous n’avions aucun moyen de franchir l’abîme. Comment donc sortir d’ici ? J’avais fait remarquer, il y a quelque temps, à notre jeune ami, que ces geysers de boue émettent de l’hydrogène libre. L’idée d’un ballon s’ensuivit naturellement. Je conviens que la difficulté de trouver une enveloppe pour le gaz me tint d’abord en échec. Mais, j’eus une révélation en voyant les entrailles de ces reptiles. Le résultat, le voilà !