Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/42

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guées et creuses, les cheveux d’un rouge vermeil dégageant le front et les tempes, les moustaches frisées et viriles, la barbiche en pointe sous un menton saillant : quelque chose de Napoléon III, quelque chose de Don Quichotte, et, néanmoins, quelque chose qui était, dans son essence même, le gentilhomme campagnard anglais, vif, alerte, passionné de plein air, de chiens et de chevaux. Le vent et le soleil lui avaient recuit la peau. Ses sourcils touffus et proéminents donnaient à son regard une expression de quasi-férocité, que ne corrigeait certes pas l’énergie d’un front sillonné de rides. Maigre, mais bâti en vigueur, il avait souvent prouvé que peu d’hommes en Angleterre étaient capables d’un effort plus soutenu. Il mesurait six pieds de haut, mais une certaine rondeur des épaules lui faisait perdre de sa taille. Et tel il m’apparaissait tandis que, mordillant son cigare, il m’observait lui-même, fixement, dans un long et lourd silence.

— Eh bien ! jeune homme, dit-il enfin, nous avons fait le saut tous les deux ! Je suppose que vous n’en aviez pas la moindre idée en entrant dans la salle ?

— Pas la moindre.

— Moi non plus. Et nous voilà dans le lac jusqu’aux épaules ! Il y a trois semaines, j’arrivais de l’Ouganda ; j’avise un coin qui me plaît en Écosse, je loue, je signe. Jolie affaire, pas ? Mais vous ?

— Oh ! moi, ceci entre tout à fait dans la ligne de mon existence. Je suis journaliste à la Gazette.

— C’est ce que vous avez dit en faisant vos offres. À propos, je vous demanderais, si vous le permettiez, un coup de main pour une petite besogne.

— Volontiers.

— Vous ne reculez pas devant un risque ?

— Quel risque ?

— Ballenger. J’espère que vous avez entendu parler de Ballenger ?

— Non.

— Ah ! ça, où avez-vous donc vécu, jeune homme ? Sir John Ballenger est le premier gentleman-rider du nord de l’Angleterre. Je le tiens en plat, mais il me bat en obstacle. Tout le monde sait que, sorti des périodes d’entraînement, il boit sans mesure. Il appelle cela faire sa moyenne. Le pauvre cher homme est en état de folie furieuse depuis mardi. Il habite l’appartement au-dessus. Les docteurs ne répondent pas de lui si l’on n’arrive à lui faire prendre quelque nourriture ; mais comme il ne sort pas de son lit, qu’il a son revolver sous sa couverture et qu’il promet six balles bien placées au premier qui l’approche, les domestiques, naturellement, font grève. Notre Jack a la main dure : quand il frappe, c’est à mort. Et, pourtant, dites, est-ce qu’on peut laisser finir de la sorte un vainqueur du Prix National ?

— Que voulez-vous faire ?

— Je voudrais, avec votre concours, l’attaquer à l’improviste. Nous courons la chance de le trouver endormi. Au pis-aller, il n’atteindra jamais que l’un de nous deux, et l’autre saura bien s’en rendre maître. Si nous parvenions à le rouler dans son traversin, nous lui administrerions avec une sonde le souper qui doit lui sauver la vie.

C’était une affaire grave qui venait là me surprendre dans l’exercice de ma profession. Je ne me pique pas de bravoure. Mon imagination irlandaise me fait toujours de l’inconnu un épouvantail. Mais, en même temps, j’ai l’horreur de la couardise et la terreur d’en paraître affligé. Comme ce Hun de l’Histoire, je me jetterais dans un précipice pour peu qu’on m’en défiât ; et ce faisant, j’obéirais à un sentiment de crainte orgueilleuse plutôt que de courage. Aussi, bien que j’eusse tous les nerfs contractés à l’idée du fou alcoolique que je me représentais là-haut dans sa chambre, je répondis, avec tout le détachement possible, que j’étais prêt. Et les inquiétudes que crut devoir encore manifester lord Roxton ne m’irritèrent que davantage.

— Ce n’est pas d’en parler qui arrangera les choses, dis-je. Allons !

Nous nous levâmes ; mais alors, avec un petit ricanement satisfait, il me tapa deux ou trois fois dans la poitrine ; et me forçant enfin à me rasseoir :

— Ça va bien, mon garçon, dit-il, vous ferez l’affaire !

Je le regardai avec surprise.

— Je me suis occupé moi-même, ce matin, de Jack Ballenger : par bonheur, il tirait d’une main mal assurée ; sa balle troua simplement la manche de mon kimono. Nous jetâmes un veston sur lui ; il se lèvera dans une semaine. Sans rancune n’est-ce pas, jeune homme ? De vous à moi, soit dit entre les deux yeux, je tiens pour extrêmement sérieuse cette expédition en Sud-Amérique ; et je ne désire pour compagnon qu’un homme à qui je puisse faire confiance. J’ai pris votre mesure et conviens que vous n’y perdez pas. Songez