Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/67

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— Il y aurait donc un lac au centre du plateau ?

— Sans doute.

— Et un lac qui doit être un ancien cratère, dit Summerlee. Car ces falaises sont, naturellement, de formation volcanique. Quoiqu’il en soit, j’imagine que la surface du plateau s’incline tout entière de l’extérieur vers l’intérieur, et que, par suite, il existe à son centre une nappe d’eau considérable, communiquant peut-être par quelque conduit avec le Marais des Jararacas.

— À moins, objecta Challenger, que l’évaporation ne maintienne l’équilibre.

Et les deux savants de partir dans un de ces débats scientifiques où le profane n’entend que du chinois !

Le sixième jour, ayant achevé le tour de la falaise, nous nous retrouvâmes à l’endroit de notre premier campement, près de l’aiguille solitaire. Nous nous sentions fort découragés, car un examen minutieux de la falaise nous avait convaincus qu’il n’y avait pas un seul point où l’homme le plus déterminé pût tenter raisonnablement de la forcer. Et nous n’avions plus à compter sur le chemin tracé par Maple White !

Que faire ? Nos provisions ne baissaient pas trop, grâce au surcroît de ressources que nous procurait la chasse. Mais elles ne viendraient pas moins à épuisement un jour ou l’autre. Dans deux mois, la saison des pluies nous balaierait du camp. Tenter de pratiquer un chemin dans une falaise de cette hauteur et plus dure que le marbre, nous n’en avions ni les moyens ni le temps. On ne s’étonnera pas si nous nous regardions d’un air sombre ce soir-là, et si nous échangeâmes à peine quelques mots en cherchant nos couvertures. Je revois encore Challenger, accroupi, telle une monstrueuse grenouille, près du feu, sa grosse tête dans ses mains, perdu dans ses pensées, et ne prenant pas même garde au bonsoir que je lui adresse avant de m’endormir.

Mais quel autre Challenger m’apparut au réveil ! Un Challenger dont toute la personne respirait l’aise et le contentement de soi-même ! Quand nous nous rassemblâmes pour le déjeuner, il y avait dans son regard une fausse modestie qui semblait dire : « Oui, je sais que je mérite tous vos éloges ; mais, de grâce ! épargnez-les à ma pudeur ! » Sa barbe se hérissait d’exultation, sa poitrine se bombait, sa main barrait son gilet.

Ainsi pouvons-nous l’imaginer décorant un piédestal de Trafalgar Square et ajoutant une horreur à toutes les horreurs de Londres !

Eurêka ! s’écria-t-il, et toutes ses dents brillèrent sous sa barbe. Vous pouvez me féliciter, messieurs, et nous pouvons nous féliciter les uns les autres. J’ai résolu le problème !

— Vous avez trouvé un chemin pour monter au plateau ?

— Il me semble.

— De quel côté ?

Pour toute réponse, il désigna l’aiguille rocheuse sur notre droite. Nos visages — le mien tout au moins — s’allongèrent. Challenger affirmait la possibilité de gravir l’aiguille ? Mais un effroyable abîme la séparait du plateau.

— Nous ne franchirons jamais l’intervalle, bégayai-je.

— Nous pouvons toujours arriver là-haut, répondit-il ; et je vous prouverai alors que je ne suis pas au bout de mes facultés inventives !

Après le déjeuner, nous défîmes le paquet dans lequel Challenger avait apporté ses instruments d’escalade. Nous en sortîmes deux rouleaux de corde, l’une très forte et l’autre plus légère, des bâtons ferrés, des crampons, divers accessoires. Lord John avait une grande habitude de la montagne ; Summerlee avait fait à diverses reprises des ascensions difficiles ; j’étais donc le seul novice de la bande ; la vigueur et l’agilité devaient chez moi suppléer l’expérience.

En réalité, l’ascension ne nous donna pas trop de mal, sauf à quelques moments où mes cheveux se dressèrent sur ma tête. La première moitié de l’aiguille se laissa aisément gravir ; mais elle devenait ensuite de plus en plus raide, si bien qu’à la fin nous dûmes littéralement nous accrocher des pieds et des mains aux moindres saillies, aux moindres crevasses. Ni Summerlee ni moi ne nous fussions jamais tirés d’affaire si Challenger avec une souplesse qui tenait du prodige chez un être aussi lourd, n’eût le premier gagné la pointe et fixé au gros arbre qui la couronnait une corde qu’il nous lança. Ainsi, nous nous hissâmes le long de la muraille déchiquetée, et nous abordâmes une petite plate-forme herbeuse qui pouvait mesurer vingt-cinq pieds de diamètre.

Le temps de reprendre haleine, et je regardai se dérouler, comme un extraordinaire panorama, le pays que nous venions de traverser. Toute la plaine brésilienne, allongée à nos pieds, ne rejoignait l’ho-