Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/93

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trouvé le joint ! ajouta lord Roxton, en me tapant dans le dos. Comment n’y avons-nous pas songé plus tôt ? C’est inconcevable. Nous n’avons plus guère devant nous qu’une heure de lumière. Cela suffit pour que vous nous rapportiez de là-haut, sur votre calepin, un vague tracé d’ensemble. Approchons de l’arbre ces trois caisses de munitions ; je me charge de vous hisser ensuite jusqu’à la première branche.

Debout sur les caisses, il me soulevait doucement le long du tronc, quand Challenger, de sa grosse main, me donna une telle poussée qu’il me lança presque dans l’arbre. Je m’accrochai à la branche, et m’aidant des bras, des pieds, me haussant lieu à peu jusqu’à elle, j’y posai enfin les genoux. Il y avait juste au-dessus deux ou trois rejetons vigoureux disposés comme des barreaux d’échelle, et, fort à point, plus haut, tout un entremêlement de branches, si bien qu’à la vitesse où je montais je ne tardai pas à perdre de vue le sol et à ne plus distinguer sous moi que du feuillage. De temps à autre, je rencontrais un obstacle, et, par exemple, je dus me hisser à une liane de huit ou dix pieds ; mais mon ascension se poursuivait dans les meilleures conditions, et il ne me semblait plus entendre le meuglement de Challenger qu’à une extrême profondeur. Cependant, quand je levais les yeux, je ne voyais pas encore le feuillage s’éclaircir au-dessus de ma tête. Une branche que je venais d’atteindre portait une grosse touffe de végétation parasite ; je me penchai pour voir ce qu’il y avait derrière, et je faillis tomber de surprise et d’horreur.

À la distance d’un pied ou deux, un visage était braqué sur mon visage. L’être auquel il appartenait, masqué jusque-là par la touffe broussailleuse, avait fait en même temps que moi le même mouvement ; et son visage était un visage humain, du moins plus humain que celui d’aucun singe de ma connaissance : long, blanchâtre, pustuleux, avec un nez aplati, une mâchoire inférieure très proéminente, un collier de poils raides autour du menton ; les yeux, sous des sourcils épais, luisaient d’une férocité bestiale, et, la bouche s’étant ouverte pour un grognement qui me fit l’effet d’une imprécation, j’en remarquai les canines, courbes et pointues. Un instant, je lus, dans les yeux mauvais qui me regardaient, la haine et la menace. Puis, rapide comme l’éclair, une expression d’affreuse terreur les envahit. Le visage plongea ; des branches craquèrent et se cassèrent ; je n’eus que le temps d’entrevoir un corps à longs poils comme ceux d’un porc rouge ; et tout se perdit dans un remous de tiges et de feuilles.

— Qu’y a-t-il ? me cria Roxton, d’en bas ; rien de fâcheux, j’espère ?

— Avez-vous vu ? répondis-je, tremblant de tous mes nerfs, et les deux bras passés autour de la branche.

— Nous avons entendu un grand bruit, comme si vous aviez glissé. Qu’était-ce ?

Dans le trouble où m’avait jeté cette inquiétante et soudaine apparition de l’homme-singe, je me demandais si j’allais redescendre pour en faire immédiatement part à mes compagnons. Mais j’étais déjà si haut dans l’arbre que j’eus honte de ne pas pousser jusqu’au bout.

Après une longue pause, dont j’avais besoin pour reprendre haleine et courage, je continuai mon ascension. Une branche pourrie vint à se rompre, et je restai un instant suspendu par les mains à la branche supérieure ; mais, somme toute, je grimpai sans trop de difficultés. Peu à peu, le feuillage mincit, le vent me fouetta la figure, je connus que je dominais tous les arbres de la forêt ; mais je me refusai à regarder autour de moi tant que je n’aurais pas atteint la cime, et je grimpai de plus belle, jusqu’à ce que je sentisse enfin ployer sous mon poids la dernière branche. Là, je m’installai entre deux rameaux en fourche, et, me balançant en sécurité, j’admirai le panorama.

Le soleil touchait l’horizon, le soir était particulièrement doux et limpide, le plateau se révélait tout entier sous moi. Il formait une cuvette ovale, longue d’environ trente milles, large de vingt, dont un lac, qui pouvait avoir deux milles de tour, occupait le fond. Ce lac, très vert, très beau, liseré de roseaux à ses extrémités, tacheté de bancs de sable, étincelait d’or au couchant. Des formes sombres, trop grandes pour être des alligators, trop longues pour être des canots, s’étiraient à la marge des bancs de sable. Avec ma jumelle je constatai qu’elles bougeaient, mais je ne pus déterminer leur nature.

Du bord où nous nous trouvions, des bois coupés de clairières dévalaient à cinq ou six milles vers le lac central. J’apercevais, à mes pieds mêmes, la clairière des iguanodons ; plus loin, une trouée circulaire dans les arbres m’indiquait le marais des ptérodactyles. Le côté du plateau qui me faisait face offrait un aspect différent :