Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/94

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

les falaises basaltiques de l’extérieur se reproduisaient à l’intérieur ; elles dressaient au-dessus des pentes boisées une muraille à pic d’environ deux cents pieds de haut ; dans la partie basse de cette muraille rougeâtre, mais à quelque distance du sol, je distinguai à la lorgnette un certain nombre de trous noirs qui étaient probablement des entrées de cavernes, et devant l’un de ces trous, quelque chose de blanc, que je ne reconnus pas. Le soleil avait depuis longtemps disparu que je m’attardais encore à relever la configuration du pays, et je ne m’arrêtai qu’à la nuit close, lorsque je ne discernai plus aucun détail. Alors, je redescendis. Mes compagnons m’attendaient avec impatience. J’avais, cette fois, tout le mérite de l’entreprise. Seul je l’avais conçue et seul réalisée. La carte que je venais de dresser nous épargnait un mois de tâtonnements dans l’inconnu et dans le risque. Tous me serrèrent solennellement la main. Mais avant qu’ils examinassent ma carte, je leur narrai ma rencontre avec l’homme-singe.

— Il nous guettait depuis notre arrivée, dis-je.

— Comment le savez-vous ? demanda lord John.

— Je n’ai pas cessé de sentir au-dessus de nous une surveillance hostile. Je vous en ai fait part, professeur Challenger.

— Notre jeune ami m’a dit, en effet, quelque chose de ce genre. Il est le seul parmi nous doué de ce tempérament celtique qui doit le rendre sensible à de pareilles impressions.

— La théorie de la télépathie… commença Summerlee, en bourrant sa pipe.

— Nous entraînerait trop loin pour aujourd’hui, décida Challenger. Voyons, ajouta-t-il, du ton d’un évêque à un cours de catéchisme, avez-vous observé si l’être en question pouvait replier le pouce sur la paume ?

— Non, répondis-je.

— Avait-il une queue ?

— Non.

— Les pieds étaient-ils préhensiles ?

— Je doute qu’il eût dégringolé si vite entre les branches s’il n’avait pas eu de prise avec les pieds.

— Sauf erreur — que vous voudrez bien rectifier, professeur Summerlee, — on trouve dans l’Amérique du Sud trente-six espèces de singes ; mais on n’y connaît pas le singe anthropoïde. Je tiens néanmoins pour évident qu’il existe ici, et que ce ne peut être une variété de gorille, puisqu’on n’a jamais vu de gorille qu’en Afrique ou en Orient. (J’eus bonne envie d’ajouter, en regardant le professeur, que j’en avais vu tout au moins le proche parent à Londres.) Celui-ci est d’un type à barbe, sans couleur, et cette dernière particularité tend à prouver qu’il passe ses jours dans les arbres. La question, c’est de savoir s’il se rapproche plus de l’homme que du singe : auquel cas, il pourrait à peu près constituer ce qu’on a vulgairement appelé le missinglink[1]. Nous avons pour devoir immédiat de résoudre ce problème.

— Pas du tout, répliqua Summerlee, d’une voix brusque. Puisque à présent, grâce à l’intelligence et à l’agilité de M. Malone (je cite ses propres termes) nous possédons une carte de ce pays, notre devoir immédiat est de chercher à nous en sauver le plus tôt possible. Nous avons à raconter ce que nous avons vu et, pour ce qui est de l’exploration, nous en remettre à d’autres. Vous en avez tous convenu devant M. Malone avant que nous eussions la carte.

— Soit ! dit Challenger. Je reconnais que je serai plus tranquille le jour où nos amis connaîtront le résultat de notre expédition. Comment nous sortirons d’ici, je n’en ai pas, pour le moment, la moindre idée. Cependant, je n’ai jamais trouvé de problème que mon esprit inventif ne parvînt à résoudre, et dès demain j’envisagerai la question de notre descente.

Nous en restâmes sur cette promesse ; et, le même soir, à la lueur de notre feu et d’une simple bougie, nous arrêtâmes la première carte du Monde Perdu. Chaque détail que j’avais tant bien que mal noté du haut de mon observatoire fut exactement mis en place. À certain moment, le crayon de Challenger plana sur le tracé du lac.

— Comment l’appellerons-nous ? demanda-t-il.

— Pourquoi ne pas saisir cette occasion de perpétuer votre nom ? fit Summerlee avec son ironie habituelle.

— J’espère, Monsieur, riposta sévèrement Challenger, que mon nom aura d’autres titres au souvenir de la postérité. Le dernier des ignorants peut lui imposer le sien en l’infligeant à une montagne ou à un fleuve. C’est un genre de commémoration dont je me passe.

Summerlee, avec un sourire de travers, préparait une nouvelle attaque ; lord John s’interposa.

  1. Le chaînon manquant.