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L’HOMME À LA LÈVRE RETROUSSÉE          75

sur ses genoux, et ses yeux semblaient être attirés par le feu.

À mon arrivée un serviteur malais, pâle et blafard, s’était empressé de m’offrir une pipe et une provision d’opium, m’invitant à m’étendre sur une couchette vide.

— Merci, je ne suis pas venu pour rester ici, mais pour y rencontrer un de mes amis, M. Isa Whitney, à qui j’ai à parler.

Quelqu’un à ma droite fit un brusque mouvement et poussa une exclamation ; alors, ma vue perçant l’obscurité, je découvris devant moi, me regardant avec fixité, Whitney en personne, mais un Whitney, pâle, hagard, abruti.

— Grand Dieu ! c’est Watson, dit-il.

Le pauvre homme était dans un état navrant et ses nerfs étaient surexcités au plus haut point ?

— Dites donc, Watson, quelle heure est-il ?

— Bientôt onze heures.

— De quel jour ?

— De vendredi 19 juin.

— C’est affreux ! Je me croyais à mercredi. Non, vous vous trompez, c’est bien mercredi, n’est-ce pas ? Pourquoi voulez-vous jouer un vilain tour à un camarade ?

Il pencha sa tête sur son épaule et commença à pleurer sur une note aiguë.

— Je vous dis que c’est bien vendredi, mon cher. Votre femme vous attend depuis deux jours. Vous devriez être honteux de votre conduite.

— J’ai honte, en effet. Seulement vous vous trompez, Watson, car je n’ai passé ici que quelques heures ; j’ai fumé trois pipes, quatre peut-être, je ne me rappelle pas combien, mais je vais rentrer avec vous. Je ne veux pas effrayer Kate, pauvre petite Kate. Donnez-moi la main. Avez-vous une voiture ?

— Oui, j’en ai une à la porte.

— Alors, je vais en profiter. Il faut cependant que je paye ma note ici, Watson ; je vous en prie, voyez ce que je peux devoir, je n’ai plus la force de rien faire par moi-même.

Pour arriver jusqu’au patron de l’établissement, je m’engageai dans l’étroit passage laissé libre entre les doubles rangs de dormeurs, retenant mon souffle afin de ne pas aspirer les vapeurs délétères et engourdissantes de l’opium.

En passant devant l’homme décharné qui était assis à côté du brasier je sentis une main qui tirait ma veste et j’entendis une voix sourde qui murmurait : « Lorsque vous m’aurez dépassé, retournez-vous et regardez-moi. »

Je jetai un coup d’œil autour de moi. Ces paroles avaient été prononcées très distinctement et ne pouvaient l’avoir été que par le vieillard à côté duquel je me trouvais ; j’hésitais cependant à le croire, tant cet individu paraissait absorbé ! Il était d’une maigreur extrême, très ridé, voûté par l’âge ; il tenait entre ses genoux sa longue pipe d’opium qu’il semblait avoir laissé échapper de sa main par lassitude. Je fis deux pas en avant, puis je me retournai ; mais il me fallut toute ma présence d’esprit pour retenir une exclamation ! Le vieillard s’était placé de telle manière que moi seul pouvais le voir. Son corps était moins maigre, ses rides avaient disparu, les yeux ternes étaient redevenus brillants et l’être que j’avais là devant moi, assis près du fourneau, n’était autre que Sherlock Holmes, oui, Sherlock Holmes en personne, s’amusant de ma surprise. Je compris à un signe imperceptible que je devais m’approcher de lui, mais déjà il avait repris, avec sa lèvre pendante, son attitude de vieillard tombé en enfance.

— Holmes, murmurai-je, que diable faites-vous ici, dans cet antre ?

— Parlez aussi bas que possible. J’ai d’excellentes oreilles. Si vous aviez l’extrême bonté de vous débarrasser de l’abruti d’ami que vous avez là, je serais très heureux de causer un instant avec vous.

— J’ai un fiacre à la porte.

— Alors, je vous en prie, mettez-le dedans et renvoyez-le chez lui. Vous pouvez être tranquille à son sujet, il m’a l’air trop abattu pour faire des sottises. Je vous conseille aussi de donner un mot au cocher pour votre femme afin de lui dire que vous êtes retenu par moi. Attendez-moi dehors, je suis à vous dans cinq minutes.