Page:Du Bellay - Œuvres complètes, édition Séché, tome 3.djvu/48

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Bien que ce soit aux grands un argument de rire,
Bien que les plus rusez s’en tiennent le plus loin,
Et bien que Dubellay soit suffisant tesmoin,
Combien est peu prisé le mestier de la lyre :

Bien qu’un art sans profit ne plaise au courtisan,
Bien qu’on ne paye en vers l’œuvre d’un artisan,
Bien que la Muse soit de pauvreté suyvie,

Si ne veux-je pourtant delaisser de chanter,
Puis que le seul chant peut mes ennuis enchanter,
Et qu’aux Muses je doy bien six ans de ma vie.

XII

Veu le soing mesnager, dont travaillé je suis,
Veu l’importun souci, qui sans fin me tormente,
Et veu tant de regrets, desquels je me lamente,
Tu t’esbahis souvent comment chanter je puis.

Je ne chante (Magny) je pleure mes ennuis :
Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante.
Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante :
Voilà pourquoi (Magny) je chante jours et nuicts.

Ainsi chante l’ouvrier en faisant son ouvrage,
Ainsi le laboureur faisant son labourage,
Ainsi le pelerin regrettant sa maison,

Ainsi l’avanturier en songeant à sa dame,
Ainsi le marinier en tirant à la rame,
Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.

XIII

Maintenant je pardonne à la douce fureur,
Qui m’a fait consumer le meilleur de mon aage,
Sans tirer autre fruict de mon ingrat ouvrage,
Que le vain passe-temps d’une si longue erreur.

Maintenant je pardonne à ce plaisant labeur,
Puisque seul il endort le souci qui m’outrage,
Et puis que seul il fait qu’au milieu de l’orage
Ainsi qu’auparavant je ne tremble de peur.

Si les vers ont esté l’abus de ma jeunesse,
Les vers seront aussi l’appuy de ma vieillesse,
S’ils furent ma folie, ils seront ma raison.