Page:Dumas - Le Comte de Monte-Cristo (1889) Tome 4.djvu/307

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formant un seul monceau, soixante mille bourses et deux cents tonneaux ; il y avait dans ces bourses vingt-cinq millions en or, et dans les barils trente mille livres de poudre.

Près de ces barils se tenait Sélim, ce favori de mon père dont je vous ai parlé ; il veillait jour et nuit, une lance au bout de laquelle brûlait une mèche allumée à la main ; il avait l’ordre de faire tout sauter, kiosque, gardes, pacha, femmes et or, au premier signe de mon père.

Je me rappelle que nos esclaves, connaissant ce redoutable voisinage, passaient les jours et les nuits à prier, à pleurer, à gémir.

Quant à moi, je vois toujours le jeune soldat au teint pâle et à l’œil noir ; et quand l’ange de la mort descendra vers moi, je suis sûre que je reconnaîtrai Sélim.

Je ne pourrais dire combien de temps nous restâmes ainsi : à cette époque j’ignorais encore ce que c’était que le temps ; quelquefois, mais rarement, mon père nous faisait appeler, ma mère et moi, sur la terrasse du palais ; c’étaient mes heures de plaisir à moi qui ne voyais dans le souterrain que des ombres gémissantes et la lance enflammée de Sélim. Mon père, assis devant une grande ouverture, attachait un regard sombre sur les profondeurs de l’horizon, interrogeant chaque point noir qui apparaissait sur le lac, tandis que ma mère, à demi couchée près de lui, appuyait sa tête sur son épaule, et que moi je me jouais à ses pieds, admirant, avec ces étonnements de l’enfance qui grandissent encore les objets, les escarpements du Pinde, qui se dressait à l’horizon, les châteaux de Janina, sortant blancs et anguleux des eaux bleues du lac, les touffes immenses de verdure noires, attachées comme des lichens aux rocs de la