Page:Durkheim - De la division du travail social.djvu/184

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L’expérience inverse ne serait pas moins démonstrative. Plus la solidarité est faible, c’est-à-dire plus la trame sociale est relâchée, plus aussi il doit être facile aux éléments étrangers d’être incorporés dans les sociétés. Or, chez les peuples inférieurs, la naturalisation est l’opération la plus simple du monde. Chez les Indiens de l’Amérique du Nord, tout membre du clan a le droit d’y introduire de nouveaux membres par voie d’adoption. « Les captifs pris à la guerre ou sont mis à mort, ou sont adoptés dans le clan. Les femmes et les enfants faits prisonniers sont régulièrement l’objet de la clémence. L’adoption ne confère pas seulement les droits de la gentilité (droits du clan), mais encore la nationalité de la tribu[1]. » On sait avec quelle facilité Rome, à l’origine, accorda le droit de cité aux gens sans asile et aux peuples qu’elle conquit[2]. C’est d’ailleurs par des incorporations de ce genre que se sont accrues les sociétés primitives. Pour qu’elles fussent aussi pénétrables, il fallait qu’elles n’eussent pas de leur unité et de leur personnalité un sentiment très fort[3]. Le phénomène contraire s’observe là où les fonctions sont spécialisées. L’étranger, sans doute, peut bien s’introduire provisoirement dans la société, mais l’opération par laquelle il est assimilé, à savoir la naturalisation, devient longue et complexe. Elle n’est plus possible sans un assentiment du groupe, solennellement manifesté et subordonné à des conditions spéciales[4].

On s’étonnera peut-être qu’un lien qui attache l’individu à la communauté au point de l’y absorber puisse se rompre ou se nouer avec cette facilité. Mais ce qui fait la rigidité d’un lien social n’est pas ce qui en fait la force de résistance. De ce que

  1. Morgran, Ancient Society, p. 80.
  2. Denys d’Halicar., I, 9. — Cf. Accarias, Précis de droit romain, I, § 51.
  3. Ce fait n’est pas du tout inconciliable avec cet autre que, dans ces sociétés, l’étranger est un objet de répulsion. Il inspire ces sentiments tant qu’il reste étranger. Ce que nous disons, c’est qu’il perd facilement cette qualité d’étranger pour être nationalisé.
  4. On verra de même, dans le chapitre VII, que les intrusions d’étrangers dans la société familiale sont d’autant plus faciles que le travail domestique est moins divisé.