Page:Durkheim - L'Allemagne au-dessus de tout.djvu/26

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Cette façon d’interpréter la morale chrétienne ne laissera pas de surprendre. Dire que, pour le christianisme, il n’y a pas d’actes qui soient objectivement bons ou mauvais, c’est revenir à la théorie, si souvent reprochée aux Jésuites, qui fait dépendre toute la valeur morale des actes des intentions de l’agent. Dire que l’unique vertu chrétienne est de développer sa personnalité, c’est méconnaître que, pour tout chrétien, le premier devoir est de se désintéresser de soi-même, de s’oublier, de s’immoler pour quelque fin supérieure. Manifestement, cette exégèse, d’ailleurs bien sommaire, n’est là que pour faire figure d’argument. Il s’agit avant tout d’assouplir la morale de façon que l’État puisse l’accommoder à ses fins. En effet, ce principe une fois posé, tout le reste suit.

Entre l’individu et l’État, il n’y a pas de commune mesure ; entre ces deux êtres, il y a une différence de nature. La morale de l’un ne saurait donc être celle de l’autre. « Il faut distinguer avec soin entre la morale privée et la morale publique. La hiérarchie des devoirs ne saurait être la même pour l’État et pour les particuliers. Il y a toute une série de devoirs qui incombent à l’individu et dont l’État n’a pas à se soucier. » Il est essentiellement puissance ; le devoir est, pour lui, de développer sa nature de puissance. « S’affirmer soi-même, voilà, pour lui, en toutes circonstances, le devoir suprême ; voilà ce qui, pour lui, est bon absolument. Pour la même raison, on doit dire expressément que, de tous les péchés politiques, le pire de tous, celui qu’on doit mépriser le plus, c’est le péché de faiblesse[1]. Dans la vie privée, il y a des faiblesses sentimentales qui sont excusables. Quand il s’agit de l’État, il ne peut être, en pareil cas, question d’excuse : il est puissance et, s’il trahit son essence, il ne saurait être assez blâmé[2]. » « L’individu, dit ailleurs

  1. On remarquera avec quelle facilité Treitschke qualifie, en termes religieux, les fautes politiques : il les appelle des péchés, des péchés mortels, des fautes contre l’Esprit-Saint. Le fait mérite d’autant plus d’être noté que Treitschke avait plutôt une âme de libre penseur. Il fut même longtemps un freisinnig.
  2. I, p. 101.