Page:Durkheim - L'Allemagne au-dessus de tout.djvu/47

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n’est ni possible ni désirable qu’un seul et même État absorbe en soi tous les peuples de la terre. Un État mondial, au sens propre du mot, lui paraît être un monstre : car la civilisation humaine est trop riche pour être réalisée tout entière par une seule et même nation[1]. Mais il n’en est pas moins évident que, de ce point de vue, une hégémonie universelle est pour un État la limite idéale vers laquelle il doit tendre. Il ne peut tolérer d’égaux en dehors de lui, ou du moins, il doit chercher à en réduire le nombre ; car des égaux sont pour lui des rivaux qu’il est tenu de dépasser pour n’être pas dépassé par eux. Dans sa course éperdue au pouvoir, il ne peut s’arrêter que parvenu à un degré de puissance qui ne puisse être égalé ; et si, en fait, ce point ne peut jamais être atteint, le devoir est de s’en rapprocher indéfiniment. C’est le principe même du pangermanisme.

Généralement, on a cru trouver l’origine de cette doctrine politique dans le sentiment outré que l’Allemagne a d’elle-même, de sa valeur et de sa civilisation. On dit que, si elle en est venue à se reconnaître une sorte de droit inné à dominer le monde, c’est parce que, à la suite d’on ne sait quel mirage, elle a fait d’elle-même une idole devant laquelle elle a invité le monde à se prosterner. Mais nous venons de voir Treitschke nous conduire jusqu’au seuil du pangermanisme sans qu’il ait été question de cette apothéose[2]. On peut donc se demander si elle n’est pas un effet plutôt qu’une cause, une explication, trouvée après coup, d’un fait plus primitif et plus profond[3]. Ce qui est fondamental, c’est le besoin de

  1. I, p. 29.
  2. Sans doute, Treitschke ne se fait pas faute de célébrer à l’occasion les mérites incomparables de l’Allemagne. Mais son langage est exempt de tout mysticisme ; il glorifie l’Allemagne comme tout patriote enthousiaste glorifie sa patrie ; jamais il ne réclame pour elle une hégémonie providentielle. Mais Bernhardi n’a eu qu’à développer les principes de son maître pour aboutir au pangermanisme classique (cf. Der nächste Krieg, chap. III et IV).
  3. La croyance à la supériorité de la culture allemande est, d’ailleurs, très peu explicative. Car un peuple peut se considérer comme supérieur moralement et intellectuellement aux autres sans éprouver le besoin de les dominer. L’Allemagne pouvait se croire d’essence divine sans chercher à conquérir le monde. La mégalomanie n’entraîne pas nécessairement le goût de l’hégémonie, mais sert à le consolider après coup.