Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/125

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la biographie de Zeus, ses mariages, ses aventures, ne serait que mythologie[1].

Mais la distinction est arbitraire. Sans doute, la mythologie intéresse l’esthétique en même temps que la science des religions, mais elle ne laisse pas d’être un des éléments essentiels de la vie religieuse. Si de la religion on retire le mythe, il faut également en retirer le rite ; car les rites s’adressent le plus généralement à des personnalités définies qui ont un nom, un caractère, des attributions déterminées, une histoire, et ils varient suivant la manière dont sont conçues ces personnalités. Le culte qu’on rend à la divinité dépend de la physionomie qu’on lui attribue : et c’est le mythe qui fixe cette physionomie. Très souvent même, le rite n’est pas autre chose que le mythe mis en action ; la communion chrétienne est inséparable du mythe pascal de qui elle tient tout son sens. Si donc toute mythologie est le produit d’une sorte de délire verbal, la question que nous posions reste entière : l’existence et surtout la persistance du culte deviennent inexplicables. On ne comprend pas comment, pendant des siècles, les hommes ont pu continuer à faire des gestes sans objet. D’ailleurs, ce ne sont pas seulement les traits particuliers des figures divines qui sont ainsi déterminés par les mythes ; l’idée même qu’il y a des dieux, des êtres spirituels, préposés aux divers départements de la nature, de quelque manière qu’ils soient représentés, est essentiellement mythique[2]. Or, si l’on retranche des religions du passé tout ce qui tient à la notion des dieux conçus comme agents cosmiques, que reste-t-il ? L’idée de la divinité en soi, d’une puissance

  1. V. Nouvelles leçons sur la science du langage, II, p. 147, et Physic. Rel., p. 276 et suiv. Dans le même sens, Bréal., Mélanges, etc., p. 6 : « Pour apporter dans cette question de l’origine de la mythologie la clarté nécessaire, il faut distinguer avec soin les dieux qui sont un produit immédiat de l’intelligence humaine, des fables qui n’en sont qu’un produit indirect et involontaire. »
  2. C’est ce que reconnaît Max Müller. V. Physic. Rel., p. 132, et Mythologie comparée, p. 58 ; « les dieux, dit-il, sont nomina et non numina, des noms sans être et non des êtres sans nom ».