Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/193

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toujours en vigueur. Les vieillards, les personnages qui sont parvenus à une haute dignité religieuse sont affranchis des interdits auxquels est soumis le commun des hommes[1] : ils peuvent manger de la chose sainte parce qu’ils sont saints eux-mêmes ; c’est d’ailleurs une règle qui n’est pas particulière au seul totémisme, mais qu’on retrouve dans les religions les plus différentes. Or, les héros ancestraux étaient presque des dieux. Il devait donc paraître plus naturel encore qu’ils aient pu se nourrir de l’aliment sacré[2] ; mais ce n’est pas une raison pour que la même faculté ait été accordée aux simples profanes[3].

Cependant, il n’est ni certain ni même vraisemblable que la prohibition ait-jamais été absolue. Elle paraît avoir toujours été suspendue en cas de nécessité, par exemple quand l’indigène est affamé et qu’il n’a rien d’autre pour se nourrir[4]. À plus forte raison en est-il ainsi quand le totem est un aliment dont l’homme ne peut se passer. Ainsi, il y a un grand nombre de tribus où il existe un totem de l’eau ; une prohibition stricte est, dans l’espèce, manifestement impossible. Cependant, même dans ce cas, la faculté concédée est soumise à des conditions qui en restreignent l’usage et qui montrent bien qu’elle déroge à un principe reconnu. Chez les Kaitish et les Warramunga, un homme

  1. V. plus haut, p. 182.
  2. Encore faut-il tenir compte de ce fait que, dans les mythes, jamais les ancêtres ne nous sont représentés comme se nourrissant régulièrement de leur totem. Ce genre de consommation est, au contraire, l’exception. Leur alimentation normale, suivant Strehlow, était la même que celle de l’animal correspondant (V. Strehlow, I, p. 4).
  3. Toute cette théorie, d’ailleurs, repose sur une hypothèse tout à fait arbitraire : Spencer et Gillen, ainsi que Frazer, admettent que les tribus du centre australien, notamment les Arunta, représentent la forme la plus archaïque et, par conséquent, la plus pure du totémisme. Nous dirons plus loin pourquoi cette conjecture nous paraît contraire à toutes les vraisemblances. Il est même probable que ces auteurs n’auraient pas si facilement accepté la thèse qu’ils soutiennent s’ils ne s’étaient refusés à voir dans le totémisme une religion et si, par suite, ils n’avaient méconnu le caractère sacré du totem.
  4. Taplin, The Narrinyeri, p. 64 ; Howitt, Nat. Tr., p. 145 et 147 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 202 ; Grey, loc. cit. ; Curr, III, p. 462.